DossierPourquoi avons-nous besoin d'émotions?
Sommaire
1 Rationalité vs émotions
Même si nous avons souvent tendance à rationaliser nos comportements a posteriori, la plupart de nos décisions sont basées sur nos émotions. Dès les années 1990, le neurologue António Damásio avait montré le rôle biologique des émotions dans la prise de décision. Depuis, les neurosciences ne cessent de le confirmer, avec des travaux sur l'importance des émotions -positives ou négatives- pour prendre des décisions rapides, pour donner de la valeur à une option, pour accepter ou refuser de prendre un risque... Les émotions surgissent à tous les moments de la relation avec la marque. Combien de clients d'Apple commencent à apprécier le produit dès l'ouverture du packaging? Des goûts ou des parfums d'enfance laissent des traces mémorielles très fortes, longtemps après avoir disparu. L'enchantement peut aussi venir d'un mot au téléphone ou d'un sourire dans un magasin...
Pourtant, les marques ne savent pas toujours comment s'emparer de l'émotion. "En France, cette notion est toujours un peu surinvestie par rapport à sa version anglo-saxonne, ce qui fait que l'on passe parfois à côté du sujet", observe Laurent Uberti, président du groupe Sitel. L'émotion gagne donc à être davantage envisagée comme une catégorie de réaction ou un feed-back, plutôt que comme un "grand sentiment" envers une marque. "Notre pays est très centré sur la R&D, ce qui explique que l'on soit très en retard sur cette révolution copernicienne qui consiste à mettre le client au coeur de toute réflexion", note, de son côté, Laurence Body, directrice de l'agence X+M, spécialiste de l'expérience client et du design de service.
2 Engranger des bénéfices plutôt à long terme
L'émotion étant une sensation très personnelle, elle est souvent difficile à apprécier. "Les marques n'ont pas trouvé la bonne manière de la mesurer. Le bénéfice qu'elles peuvent en retirer à court terme n'est pas non plus évident à définir", reconnaît Hervé Cebula, président-fondateur de MediaTech Solutions. Sur les quelque trente-cinq grands comptes avec lesquels travaille sa société, seul Nespresso mesure spécifiquement l'émotion dans ses enquêtes clients. Sans doute parce que la marque n'a pas uniquement envie de permettre à ses clients de boire un café, mais plutôt de vivre une expérience... Le bénéfice devient plus évident dans les moments de vérité ou sur le long terme: "Les impressions très positives ou les traces mémorielles fortes créent de la préférence. Le client sera alors plus enclin à rester fidèle à la marque et même à excuser certains petits accrocs, qui peuvent toujours arriver dans la relation. Dans le très haut de gamme, l'émotion justifie aussi que le client soit prêt à payer plus cher", précise Hervé Cebula.
"Les émotions se nichent dans les interstices et dans des parcours que les marques n'avaient pas imaginés", Laurence Body, X+M
L'attention portée au client crée également de l'émotion. Grâce à l'historique des données clients disponibles sur tablette, le personnel de bord d'Air France instaure une proximité particulière avec les clients Platinium. En réservant leur plat préféré ou en s'assurant systématiquement que le vol s'est bien déroulé, le passager est reconnu en tant que client privilégié et s'en trouve valorisé.
La prise en compte de la dimension sensible dans la relation entre la marque et le client est pourtant vouée à un bel avenir. "L'importance donnée à l'émotion s'inscrit dans une perspective post-moderne. Les individus ne souhaitent plus ressembler à leur propre groupe social, mais veulent être valorisés pour eux-mêmes. Les marques ne peuvent aborder le client sous l'angle de son pouvoir d'achat ou des sommes dépensées, affirme Laurence Body. En mettant l'accent sur ses besoins personnels et intimes, elles se rendent compte que les émotions se nichent dans les interstices et dans des parcours qu'elles n'avaient pas imaginés."
3 Construire des expériences distinctives
Ce nouveau paradigme implique, selon la directrice de l'agence X+M, de "changer de boîte à outils", de partir de l'observation des clients et plus du produit ou de l'organisation: "L'approche de l'expérience client en mode design commence toujours par une grosse phase ethnographique afin d'examiner le comportement des clients dans les magasins et chez eux. Sinon, on reste hors sol. On peut ainsi éviter les irritants, construire des expériences distinctives et s'inscrire dans une diversité d'expériences importante pour la mémoire".
Les marques qui s'engagent dans ces démarches doivent s'appuyer sur leurs collaborateurs pour concevoir avec les clients les expériences qui les touchent le plus, sur la base des besoins exprimés et non exprimés. C'est là l'autre bénéfice de la méthode: "En leur permettant d'imaginer les services de demain, la hiérarchie redonne du pouvoir aux collaborateurs, qui deviennent des ambassadeurs de l'entreprise. Cela engendre aussi un meilleur partage de la richesse quand les employés sont intéressés au résultat partagé sur la base du Net Promoter Score (NPS). Le profit devient alors une heureuse conséquence de la démarche autour de la satisfaction du client", poursuit Laurence Body.
4 Mettre l'empathie au service de sa stratégie
Même si ce n'est pas -encore- une spécialité hexagonale, plusieurs marques ont commencé à miser sur l'émotion. La MAIF se montre assez précurseur dans ce domaine, par exemple quand elle cherche à mettre en relation des collaborateurs et des sociétaires qui partagent les mêmes centres d'intérêt personnels. Idem pour Decathlon, lorsque l'enseigne fait de ses vendeurs des coachs au service des clients, tout au moins dans ses magasins.
Rien à voir, néanmoins, avec l'ampleur des démarches déployées par ABN AMRO aux Pays-Bas, Deutsche Telekom qui, en Allemagne, transforme ses organisations en profondeur, ou encore EON en Suède, qui a formé 60000 de ses collaborateurs au design de service. Avec des ambitions très élevées, puisque ces marques aspirent ni plus ni moins à devenir la meilleure banque, le meilleur opérateur télécom ou le meilleur fournisseur d'énergie au monde!
La création de stratégie fondées sur l'émotion est encore en retard en France. Pourtant, il s'agit d'un élément-clé dans la satisfaction client.
5 "L'émotion, comme élément ultime de différenciation", Laurent Uberti
Dans quels contextes est-il particulièrement important pour les marques de miser sur l'émotion?
Laurent Uberti: Quel que soit le contexte, l'émotion est au coeur de la relation entre les marques et les consommateurs. C'est propre à notre humanité, alors que, bien souvent, les machines sont incapables d'être présentes sur le terrain de l'émotion et?d'intégrer la complexité d'un contexte. Nous sommes avant tout des êtres émotionnels: 80% de nos décisions sont le?résultat d'un processus émotionnel et?seulement 20% sont exclusivement rationnelles. On doit aujourd'hui passer d'un parcours de relation client à un parcours émotionnel du client. Les marques doivent tenter de générer des émotions positives tout au long de la vie du client, en tâchant, bien sûr, de gérer les émotions négatives pour les transformer en un sentiment positif. C'est surtout vrai dans les moments de vérité, comme l'annulation d'un vol qui fait manquer un rendez-vous important ou un événement familial. La façon dont la compagnie va gérer cette "crise" sera déterminante dans l'évolution de la relation avec le client. Lors d'un accident de voiture, même sans blessures corporelles, la charge émotionnelle et le niveau de stress sont très forts: on a eu peur, on se demande combien va coûter la réparation, on n'a plus de véhicule, etc. Un de nos clients assureur aux?États-Unis a parfaitement compris cet enjeu et trouvé une des meilleures synthèses entre l'homme et la machine pour régler la?crise. Après l'accident, l'assuré prend des?photos de son véhicule et les envoie à?son assureur. Dans la seconde, les?algorithmes sont capables d'analyser la?nature de l'accident et d'établir un devis. Quand le conseiller décroche, il a déjà le devis sous les yeux. Il?peut donc informer l'assuré de façon précise et se concentrer sur la gestion de l'émotion de ce dernier.
Pourquoi est-ce devenu si important aujourd'hui?
L. U.?: À partir du moment où toutes les entreprises utilisent à peu près les mêmes technologies, la relation client devient l'un des derniers éléments de différenciation, du?fait de la confiance et du lien spécial que la?marque réussit à créer. Elle devient probablement l'un des ultimes remparts contre la désintermédiation liée à l'usage des?plateformes, en particulier des assistants vocaux comme Alexa ou Siri. Ces?changements sont aussi liés à l'évolution de la relation client, qui était avant tout une?industrie du contact et qui est passée à l'ère de la conversation. Avec?les?plateformes de?messagerie (WhatsApp, Messenger ou WeChat), les?clients dialoguent désormais avec les marques comme ils le font avec leurs amis. Elles doivent gérer un fil de conversation ininterrompu et être capable de gérer une conversation permanente avec le client. Ainsi, la proximité est de plus en plus forte entre marques et consommateurs et?cette intimité met l'émotion au coeur de cette relation.
Toutes les marques ont-elles atteint le même niveau de?maturité en la matière?
L. U.?: Chaque marque a une maturité différente et chaque pays a sa culture. Aujourd'hui, on voit bien que les marques parlent de plus en plus directement aux consommateurs, sans passer par l'intermédiaire des distributeurs, que certaines les aident déjà à s'approprier leurs produits ou leur univers, par exemple avec des vidéos sous forme de tutos... Selon son secteur d'activité et ses valeurs, chaque marque essaie d'inventer sa logique conversationnelle et on n'en est qu'au début. L'enjeu pour les marques et les plateformes consistera à être capable d'arriver au même niveau de maturité que WeChat, qui est la clé d'entrée pour tout en Chine. Plus on va vers des logiques davantage qualitatives, plus on remonte dans la chaîne de valeur. La relation devient beaucoup plus intéressante!
En misant sur l'émotion dans la relation qui les lie à leurs clients, les marques actionnent un puissant levier de différenciation par rapport à la concurrence et peuvent même construire un rempart face à la désintermédiation, affirme Laurent Uberti, président et fondateur du groupe Acticall Sitel.
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