"Comment mieux gérer les clients agressifs en centre d'appels?", Sarah Boujendar
Dans quelle mesure les salariés sont-ils impactés par l'agressivité des clients, en terme de santé et de performance? Comment les accompagner? C'est le thème du doctorat de Sarah Boujendar, laquelle affirme qu'un salarié français sur sept a déjà subi des agressions verbales de la part d'un client.
Dans quelle mesure la crise sanitaire actuelle a-t-elle accru les agressions verbales envers les téléconseillers?
Le contexte est anxiogène. Les gens sont dans une grande incertitude. Ils craignent pour leur santé et leur emploi. Beaucoup sont confinés. Ces circonstances favorisent l'agressivité. Les clients peuvent élever la voix contre les téléconseillers, sans même en avoir conscience, ou en tous cas, avoir tendance à minimiser la portée de leurs paroles, se sentir dans leur bon droit lorsqu'ils s'énervent. La situation est d'autant plus difficile que les salariés des centres d'appel sont eux-mêmes stressés parce qu'isolés chez eux ou au contraire contraints de sortir malgré le confinement. Ils sont donc eux-mêmes moins tolérants, ce qui peut augmenter les tensions.
Quels sont les conseils à donner aux téléconseillers ainsi qu'à leur superviseur pour diminuer l'impact des incivilités et y faire face?
Mes travaux de recherche démontrent clairement les effets négatifs de l'agressivité verbale des clients sur le bien être des téléconseillers et sur leurs performances, mesurées avec des indicateurs objectifs. Cette agressivité ne peut évidemment pas être totalement éradiquée. Les entreprises du secteur doivent vivre avec. Mais certaines stratégies et tactiques diminuent son impact. Ce sont les superviseurs qui ont un rôle clé. Ils peuvent prodiguer un soutien émotionnel: débriefing après un épisode chaotique, écoute du salarié, échanges, conseils... Dans certains cas, ils peuvent reprendre en ligne eux-mêmes des clients particulièrement agressifs. De manière générale, les superviseurs ne doivent pas hésiter à permettre au salarié de prendre des pauses, même non planifiées, à la suite d'une interaction difficile, ou l'inciter à effectuer des tâches administratives pendant un moment avant de reprendre les appels. Ils peuvent également créer une dynamique d'équipe en poussant les collaborateurs à partager leurs expériences avec leurs collègues. Enfin, il est important de formuler une procédure claire qui spécifie le traitement des clients agressifs, avec la possibilité de mettre fin à l'appel de manière courtoise.
Dans quelle mesure les incivilités des clients influent-elles sur le taux de turnover des entreprises? Le chiffre diffère-t-il en France et au Maroc?
Il est difficile d'imputer le taux de turnover aux seuls incivilités ou agressivité verbale des clients, il n'empêche que cela peut être un facteur qui précipite les départs. Durant mes immersions dans des centres d'appel, j'ai eu l'occasion de voir des salariés craquer à la suite d'une interaction virulente (s'effondrer en pleurs ou même devoir quitter le travail le jour même et ne pas revenir le lendemain). Pour les personnes sensibles, il s'agit parfois d'un élément décisif qui les incite à quitter leur emploi, surtout lorsqu'elles ne ressentent pas un soutien de leur organisation. Concernant les chiffres, on estime le taux de turnover annuel dans les centres d'appels entre 18 et 25% selon le secteur d'activité. Ces chiffres ne diffèrent pas ou peu entre les pays (notamment entre la France et le Maroc) mais davantage entre les entreprises, selon leurs pratiques et l'environnement de travail qu'elles procurent à leurs salariés.
Pouvez-vous citer des exemples d'outsourceurs ayant mis en place des bonnes pratiques?
Plusieurs outsourceurs cherchent concrètement à améliorer le bien-être des salariés, ce qui aide ceux-ci à mieux résister à l'agressivité quotidienne des clients. Teletech Campus, par exemple, a investi dans une architecture innovante, avec des aménagements très diversifiés. Les locaux s'apparentent plus à un campus qu'à un call center classique. Les collaborateurs disposent d'outils technologiques de pointe. La qualité de vie au travail et le bien-être sont favorisés de manière volontariste par la société pour fidéliser les salariés. Mais c'est une entreprise marocaine qui a le plus attiré mon attention. Comdata Group Maroc, élue en 2019 et pour la deuxième année consécutive, "Best place to work in Africa", axe sa stratégie sur l'épanouissement de ses salariés. Un chief happiness officer a été recruté. Tout au long de l'année, les collaborateurs peuvent s'inscrire gratuitement à des ateliers ludiques, sportifs, créatifs ou relaxants et s'impliquer dans des projets associatifs. Des rencontres hebdomadaires sont organisées entre le top management et les collaborateurs pour discuter de leurs préoccupations. L'entreprise mise sur la formation. La communication interne est très forte, avec de nombreux événements, notamment en temps de crise (via différents canaux et notamment les réseaux sociaux). La reconnaissance et la valorisation créent chez les salariés un sentiment de sécurité. Cela les aide à montrer de l'empathie vis-à-vis des clients et à mieux récupérer à la suite d'éventuels interactions virulentes.
On assiste, ces dernières semaines, à un renforcement ou à la mise en place du télétravail. Comment l'éloignement influe-t-il sur la réception des incivilités par le téléconseiller? Comment améliorer la situation?
De nombreuses activités ne fonctionnent actuellement plus qu'à distance. Je pense notamment aux banques. C'est une situation périlleuse. Le téléphone permet en effet au client de s'exprimer bien plus librement et ouvertement que lors d'une confrontation physique. Dans un contexte d'incertitude économique forte, où les difficultés financières se multiplient, le client, à l'abri du regard de l'interlocuteur, peut se désinhiber et adopter un comportement bien plus agressif que celui qu'il aurait eu lors d'une rencontre. Cela peut entraîner des excès envers les salariés, devenus particulièrement vulnérables car en télétravail chez eux, et donc moins soutenus par l'organisation.
Afin d'améliorer la situation, il faut équiper au mieux ces télétravailleurs sur le plan technique pour leur faciliter la tâche et leur permettre de répondre au mieux aux demandes. Mais il faut surtout augmenter leur autonomie décisionnelle. Fréquemment, les salariés sont en effet contraints de suivre strictement des scripts, rendant peu naturelles leurs interactions avec les clients, ce qui augmente la frustration de ces derniers. Un partage d'expériences au travers de blogs, forums, ou intranet peut aider les salariés à se sentir moins seuls et à monter en compétences. De même, il est souhaitable d'organiser des relations plus continues entre les salariés et les clients. Cela permet de recréer une relation de confiance et réduit les tensions liées aux interactions ponctuelles entre personnes qui ne se connaissent pas. Agir directement sur les comportements des clients constitue également une voie possible d'amélioration. Il est difficile d'éviter qu'un client s'énerve, crie et raccroche. Mais il est possible de rappeler fermement les règles de vie sociale élémentaires. Certaines entreprises vont jusqu'à "licencier" les clients qui ont maltraité leurs salariés (ex: Southwest Airlines, Service-Gruppen, Sprint Nextel), montrant que l'entreprise ne cautionne pas ces comportements.
Quelles formations permettent d'aider les téléconseillers sur ces points?
Il est très utile de former les opérateurs à des stratégies leur permettant d'être en empathie, à l'écoute de leurs interlocuteurs, tout en gardant en même temps le contrôle de la conversation. Des formations spécifiques peuvent aussi permettre aux salariés de mieux appréhender les réactions agressives. Elles contribuent également à réduire la probabilité que cette agressivité ne se reproduise. Des organismes tels que le Cegos, CNFCE, ou encore Orsy proposent des sessions thématiques adaptées, avec des intitulés comme "Faire face à l'agressivité et aux incivilités des clients", "Comment gérer ses émotions? Comment calmer le jeu et faire face à des situations difficiles?", "Comment retrouver son calme après une situation difficile", "Comment réussir à stabiliser ses émotions", etc. Outre ces formations, des mises en situation au sein de l'entreprise peuvent aider les salariés à se préparer et mieux faire face à l'agressivité verbale. Des formations à la méditation de pleine conscience sont également très pertinentes pour permettre aux salariés d'éviter les pensées négatives, les cycles de rumination qui affectent leurs ressources cognitives après des agressions.
Quelle différence entre la gestion des incivilités au téléphone et via des canaux écrits? Idem pour les canaux synchrones et asynchrones?
Quels que soient les canaux empruntés, il nous paraît important de permettre aux salariés de signaler les clients aux comportements agressifs. Une fois un client ainsi identifié, le logiciel de traitement des appels peut générer une alerte lors d'un appel "à risque" afin que le salarié se prépare à affronter ce client indélicat. Ce même logiciel peut également transférer la communication à un téléconseiller ou un superviseur formé pour mener une conversation dans ces conditions. Dans le cas d'une relation par écrit, un message de rappel peut être notifié au client afin qu'il soit amené à respecter les règles de courtoisie. Les entreprises peuvent aussi intervenir en amont, faire écouter en phase d'attente un message indiquant que les salariés doivent répondre aux demandes des clients mais qu'en retour ils sont en droit d'être respectés. Ce message peut aussi prévenir les clients que les salariés sont autorisés à interrompre la conversation. Sans doute, cette approche est peu adaptée au contexte des centres d'appels. Toutefois, montrer ainsi par des actes forts que l'organisation ne cautionne pas l'agressivité des clients pourrait inspirer les entreprises du secteur. Chaque conversation faisant l'objet d'un enregistrement, il est possible d'imaginer une procédure de rappel par un responsable ou au moins l'envoi d'un e-mail remémorant au client les règles de bienséance et les lois.
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Quelque 250000 salariés français travaillent aujourd'hui dans des centres d'appels, soit environ 1% de la population active, qui tentent de vendre produits et services par téléphone ou répondent aux réclamations. Comment supportent-ils les critiques, les récriminations, voire les injures des consommateurs? Pour le comprendre et le mesurer, Sarah Boujendar a interrogé quotidiennement pendant dix jours, 150 employés, dans trois structures différentes, publique et privée, en France et également au Maroc où une bonne partie du secteur a ouvert des centres. "Les salariés devaient m'indiquer chaque soir sur une échelle de 1 à 7 le niveau d'agressivité verbale qu'ils avaient ressenti pendant la journée et leur état émotionnel et cognitif à la fin de la journée de travail que je remesurais également le lendemain matin avant qu'ils ne commencent leur journée de travail Je croisais ensuite ces données avec l'estimation de leur performance quotidienne mesurée au travers d'indicateurs objectifs", explique la jeune chercheuse.
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