[Focus secteur] Le tourisme vit sa révolution de l'expérience client
S'il est un secteur bouleversé par la digitalisation et l'ubérisation, c'est bien celui du voyage... Comment les acteurs traditionnels font-ils face à cette nouvelle donne? Que proposent les nouveaux entrants sur le marché? Tour d'horizon de la relation client dans ce secteur.
77% des Français préparent leur voyage en ligne, pendant environ 45 jours durant lesquels chacun visitera plus de 38 sites à la recherche d'informations. Un parcours long et sinueux, où se rendre visible et pertinent est un véritable défi pour les acteurs du tourisme. " Le secteur du voyage est inondé de data... Toute la difficulté est de mémoriser tous ces contacts obtenus par différents canaux ", déclare Tanguy de Laubier, dg de Bluelink, outsourcer filiale d'Air France dans le secteur du tourisme. " Dans ce contexte, il est très complexe d'analyser toutes les données et d'offrir une personnalisation d'offre et de contenu, affirme Nicolas Algoedt, product marketing manager chez Qubit, éditeur de solutions marketing client, qui poursuit : Les technologies de smart data se développent, pour que les prestataires du voyage puissent replacer l'humain dans leur relation client. " Une réalité survenue il y a plusieurs années, avec l'arrivée des acteurs du tourisme collaboratif.
De l'efficacité des disrupteurs
Sans attendre que les compagnies aériennes, chaînes hôtelières ou loueurs de véhicules ne leur donnent la parole, les clients ont su se faire entendre. " Le secteur du voyage est l'un des plus avancés pour ce qui concerne les systèmes de notation en ligne entre usagers, avec l'apparition de sites comme Tripadvisor ", soutient Marie-Paule Bayol, dga d'Ipsos Loyalty CRM. Car préparer son voyage sur le Web signifie se renseigner auprès d'institutionnels du voyage, mais aussi et surtout recueillir un maximum d'avis d'autres voyageurs. Une pratique que les nouveaux acteurs du tourisme, des digital natives tels qu'Airbnb et Blablacar n'ont aucun mal à intégrer. Ce dernier, spécialiste du covoiturage, donne d'ailleurs directement la parole à ses utilisateurs sur son site, sans filtre : " Nous avons lancé, il y a deux ans, Blablahelp, service de tchat entre membres de la communauté. Des "helpers" volontaires sont recrutés parmi nos ambassadeurs et sont formés pour répondre aux questions des utilisateurs ", explique Laure Wagner, porte-parole de Blablacar. Des échanges prolifiques, avec près de 500 membres engagés dans 20 000 conversations...
Pour autant, pas question de remplacer la relation client par de l'entraide communautaire, pour ces digital natives qui disposent de véritables services de relation client prenant le relais, dès que la communauté ne se suffit plus à elle-même. Et c'est bien là leur force : tout en étant souples, ces structures restent efficaces et professionnelles. " Notre temps de réponse médian aux e-mails est de 45 min. C'est d'ailleurs le seul indicateur de qualité que nous suivons. Il est très important d'être disponible ", témoigne Delphine Margot, directrice communication de Trainline (ex-Captain Train, revendeur de billets de train en ligne). Les points communs de ces entités de l'e-tourisme : transparence et relation humaine. " Nous parlons à nos clients comme à des amis, l'argot en moins, le vouvoiement en plus ", explique Delphine Margot pour Trainline. Une recette qui fonctionne, et qui inspire...
La nécessaire transition des "anciens"
Qu'en est-il des acteurs depuis longtemps établis sur le marché ? " On assiste à un phénomène marqué de rattrapage, pour les acteurs traditionnels, sur le modèle de l'économie collaborative, qui apporte un certain degré de transparence et inspire confiance aux clients. Ils ont compris l'importance de la recommandation client ", analyse Marie-Paule Bayol (Ipsos). Pour cela, les acteurs traditionnels n'ont d'autre choix que d'investir le terrain du digital. Un tour de force parfois difficile à opérer, pour des entreprises aux process administratifs souvent lourds. Car il ne s'agit pas uniquement d'investir dans les technologies, mais de repenser l'intégralité de leur service client.
En témoigne la récente expérience du groupe Accor. " Depuis deux ans, nous voulons remettre le client au coeur de notre stratégie, tout en lui assurant une cohérence tout au long de son parcours ", affirme Emanuel Baudart, chief customer officer d'Accorhotels. Désormais, la logique est de construire les offres et services autour du client, et non plus autour des marques d'hôtel. " D'une culture auparavant très transactionnelle, où nous vendions des nuitées, nous passons à une culture relationnelle ", explique Emanuel Baudart. L'idée est de ne plus considérer le client suivant le montant de sa réservation, mais selon son potentiel global. Pour cela, une connaissance plus poussée est essentielle. " Une meilleure expérience client crée naturellement une meilleure fidélité, qui elle-même enrichit la connaissance client... C'est un cercle vertueux ", soutient Emanuel Baudart.
Concrètement, Accorhotels expérimente depuis deux ans l'Accor Customer Digital Card. Une carte digitale attribuée à chacun des 65 millions de clients du groupe hôtelier, qui renferme une fiche digitale regroupant l'intégralité des informations recueillies par tous les points de contact : réservations d'hôtel passées, en cours et à venir, dépenses, préférences, réclamations, posts sur les réseaux sociaux, avis clients partagés, etc. Chaque fiche est enrichie par les données du Web, mais aussi par le personnel équipé de tablettes et smartphones. " L'idée est d'avoir le profil le plus complet possible de nos clients pour nous adapter à leurs besoins ", affirme Emanuel Baudart. Déjà 60 hôtels sont en test, et le déploiement de l'outil à l'ensemble du réseau, à l'exception des enseignes très économiques, est prévu entre juillet et décembre 2017.
Une course à l'innovation
Le groupe Accor n'est pas le seul à tester de nouvelles pratiques. Les acteurs du tourisme n'ont plus le choix, car sans démarche de leur part, les avis clients surgiront quoi qu'il advienne, que ce soit sur les réseaux sociaux ou encore les sites dédiés comme Tripadvisor, devenu un incontournable du tourisme. En la matière, le parc d'attractions du Puy du Fou a pris le sujet à bras-le-corps. " Depuis un an, nous avons une équipe spécifique, chargée de répondre un à un à tous les e-mails entrants, mais aussi à chaque avis publié sur Tripadvisor, positif ou négatif ", explique David Nouaille, dg adjoint du parc. " De même, nous avons volontairement ouvert nos réseaux sociaux en respectant l'anonymat des internautes, qui peuvent ainsi s'exprimer librement. L'important n'est pas de donner une bonne image de nous, mais de capter la vérité de leurs avis pour entrer dans un processus continu d'amélioration de l'expérience client ", affirme-t-il.
Une recherche de vérité qui mène les acteurs du tourisme à miser sur la coconstruction avec les clients. C'est notamment le cas de Voyages-sncf.com, qui invite ses clients à tester et évaluer ses nouveaux services via une plateforme dédiée, #OpenVSC. Autre exemple avec le Club Med et sa toute récente création du Club Makers. Le concept : impliquer les clients et prospects dans la construction de la relation client, des services et des offres. " Nous avons testé notre premier Open Codir le 8 décembre 2016. Une dizaine de clients ont participé pour nous donner des axes d'amélioration sur nos pratiques marketing ou commerciales. Une deuxième session aura lieu en avril, et nous souhaitons en faire un événement très régulier ", atteste Maxence Gerard, directeur de la relation client du Club Med. En parallèle, depuis janvier 2017, le site clubmakers.clubmed.fr a été développé, recensant plusieurs projets pour lesquels les internautes donnent leurs avis et suggestions. " Une véritable aide à la prise de décisions ", confirme Maxence Gerard.
Au-delà de ces mesures collaboratives, les acteurs du tourisme et des transports cherchent aussi à développer le fameux " effet wahou". " Ils comprennent que c'est la multiplication de petits gestes qui va faire émerger le pouvoir du bouche-à-oreille ", analyse Marie-Paule Bayol (Ipsos). À l'instar de Costa Croisières, qui accueille à bord de ses bateaux du personnel d'un nouveau genre : les Robots Pepper. " Cela apporte un côté fun, surtout auprès des enfants, qui peuvent prendre des selfies avec eux. Les robots renseignent aussi les adultes sur les activités à bord, les excursions... ", développe Annika Gummesson, dg du croisiériste.
La nécessaire digitalisation des agences de voyages
L'avènement du digital dans le secteur du tourisme a fortement secoué l'activité des voyagistes, et remet en cause le rôle des agences physiques. En 2015, près de la moitié des Français partis en vacances ont réservé et payé tout ou partie de leur séjour en ligne. Et dans ce volume d'affaires global, les agences en ligne (Booking.com, Expedia, LastMinute...) représentent à elles seules 43 % du marché (1).
L'exemple de Thomas Cook. Quelle place reste-t-il aux points de vente traditionnels ? " Nos agences de voyages avaient disparu du paysage du shopping traditionnel... ", reconnaît Pauline Rouri, directrice marketing de Thomas Cook France. D'où le projet de digitalisation de leurs points de vente, initié fin 2015.
Écrans digitaux à l'extérieur et à l'intérieur, tables tactiles, merchandising repensé : un vent de modernité souffle sur le réseau des 400 agences. " Avec la progression du digital, le point de vente doit être revisité, tant dans son design que dans la relation entre le conseiller expert et le client ", soutient Pauline Rouri. L'idée est de recréer un lien entre vendeur et client, à la fois par la dématérialisation, avec des écrans connectés et partagés entre les deux interlocuteurs, mais aussi par l'ajout d'objets matériels (cartes postales, supports cartonnés...) représentant les briques du futur voyage cocréé par le client et son conseiller.
La réalité virtuelle au service des clients. Les agences de voyages nouvelle génération se positionnent comme une extension de l'expérience client. Pour donner à rêver, les voyagistes ont trouvé un atout maître, le casque de réalité virtuelle, qui apparaît dans les agences du Club Med et de Thomas Cook, dans certains pays d'Europe. Les conseillers en agence peuvent ainsi montrer en images, et en 3D, les destinations et infrastructures locales. Le voyage commence en point de vente !
(1) Baromètre Opodo 2016 réalisé par Raffour Interactif.
Le retour à l'internalisation
Robots, applis mobiles, sites web, tchat communautaire... ces solutions technologiques sont autant de moyens de multiplier et développer les interactions. " Certains acteurs du tourisme se sont sentis trop éloignés de leurs clients. Ils comprennent aujourd'hui la nécessité de mieux les connaître et le besoin de leur parler directement ", souligne Nora Boros, directrice de la BU travel chez Webhelp. Et de souligner la tendance à la réinternalisation d'une partie de la relation client, " les activités à haute valeur ajoutée comme le conseil, la vente... ", précise-t-elle. A contrario, selon Nora Boros, ce sont les activités à faible valeur ajoutée, de back-office, qui tendent à être externalisées pour gagner en efficacité. " Si les technologies, comme l'intégration de bots, aident bien aux fonctionnalités simples, l'humain reste la clé pour une relation client de qualité ", ajoute Tanguy de Laubier (Bluelink). Le double défi des acteurs du tourisme sera donc de concilier et d'optimiser les ressources, technologiques et humaines, au service de la relation client. L'expérience client 100% sans couture reste encore à inventer dans le tourisme.
Quid de l'aérien?
Trois questions à Jean-Louis Baroux, fondateur d'APG Travel Network, prestataire de services de vente et marketing pour compagnies aériennes
- En 2008, vous prédisiez que, dix ans plus tard, les compagnies aériennes seraient revenues aux fondamentaux de la relation client, en axant 80 % de leurs efforts sur les relations humaines... Est-ce le cas ?
J.-L. B. : Globalement, oui, avec de fortes nuances, cependant. Aujourd'hui, les compagnies aériennes considèrent leurs clients comme tels, là où auparavant ils pouvaient n'être perçus que comme de simples passagers. Toutefois, dans le paysage aérien, les acteurs jouent au grand écart, avec d'un côté le succès des compagnies low cost, qui assurent une prestation de sécurité à des tarifs accessibles, et, d'un autre côté, les compagnies asiatiques et du Golfe, qui visent une clientèle de luxe grâce à des prestations très haut de gamme.
- Et entre ces deux extrêmes ?
J.-L. B. : Pas grand-chose... Le concept de relation client sur le segment intermédiaire a peu bougé. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles ces compagnies aériennes sont aujourd'hui en difficulté. À l'exception de quelques compagnies aériennes américaines, beaucoup réalisent des coupes budgétaires considérables pour s'en sortir... Certaines ont dû se séparer de 30% leur personnel, ce qui n'est pas sans effet sur la relation client. Il faut casser ce cercle vicieux. C'est en tirant leurs offres et leurs services client vers le haut, qu'elles pourront s'en sortir. C'est la stratégie d'Air France, qui tente de se remettre à niveau : nouveaux sièges en business class, amélioration du service à bord...
- Ces efforts suffiront-ils ?
J.-L. B. : Rien n'est moins sûr... car la concurrence des compagnies d'Asie et du Golfe est féroce !
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