"La consommation doit contribuer à faire grandir les individus", Philippe Moati
L'acte de consommer n'a jamais été aussi porteur de sens. Moins hédoniste, la consommation se veut eudémonique en permettant à l'individu de mieux maîtriser sa vie. Analyse avec Philippe Moati, professeur agrégé d'économie à l'Université Paris-Diderot et coprésident de l'ObSoCo.
Quelles sont les principales évolutions de la consommation ces dernières années?
Nous observons une forme de démassification. Le modèle de consommation de masse des Trente Glorieuses est obsolète. Nous assistons à un fractionnement de la demande dont les marques et les grandes enseignes de la distribution souffrent actuellement. Cette accélération a d'ailleurs été portée par le digital qui a permis d'adresser des marchés de niche plus facilement mais aussi de construire des relations plus personnalisées. En même temps, je défends l'idée de l'universalisation de la norme de consommation, ce qui peut paraître contradictoire. Les Gilets jaunes ont révélé cela. L'idée selon laquelle il n'y a plus de fractionnement de la consommation par classe sociale ou par milieu mais une demande de consommation globale identique. On se situe un peu dans le registre de la variation sur le même thème.
Pour autant, les consommateurs expriment leurs besoins différemment...
Oui, la deuxième observation est liée à la recherche de sens à travers la consommation qui trouve ses racines dans une société d'hyperconsommation. Les Français sont pessimistes, en perte de repères dans une société où tout évolue très vite. Certains retrouvent du sens dans la religion ou une forme de spiritualité et d'autres dans une consommation plus responsable, plus éthique. On constate une nette accélération de ce phénomène notamment chez les jeunes. On se doit de comprendre le lien entre modes de vie et comportements d'achat. Je suis d'ailleurs frappé par la symétrie de l'évolution des comportements de la consommation et du rapport au travail. Les deux trouvent leurs racines dans le sociétal. On observe aussi que pour certains consommateurs, il y a un lien métaphysique à l'alimentation. Ceux-là pensent que ce que l'on ingère peut nous transformer ou créer un lien direct avec le cosmos et la nature.
Qu'est-ce que cela dit de notre société?
Jusqu'à présent, le modèle de consommation était centré sur une promesse de bonheur hédoniste: le petit plaisir immédiat. Toute la communication des marques était orientée vers cela. Mais on observe une prise de conscience du caractère un peu futile de tout cela. Car si on veut perpétuer cet état de satisfaction immédiate, on est condamné à l'accélération. Or, la croissance du pouvoir d'achat impose des limites et arbitrages. Le concept de déconsommation est en marche. Une fraction des consommateurs a à l'esprit que lorsque l'on a atteint un certain niveau d'opulence, continuer de consommer plus ne rend pas forcément plus heureux. Il convient de se dire que le bonheur est peut-être ailleurs et qu'il faut hiérarchiser les priorités dans la vie en accordant moins d'importance à la consommation hédoniste. D'où les mouvements minimalistes, l'éloge de la sobriété... On se rend compte que ce besoin d'être heureux est en porte à faux avec les fausses promesses de la consommation. Cela se traduit dans nos enquêtes. Un Français sur deux déclare vouloir consommer mieux et un tiers est prêt à consommer moins pour consommer mieux.
Et au-delà du déclaratif?
Dans les chiffres du marché, on observe des indices. Le marché de l'habillement est en déclin depuis 15 ans, la fréquentation des centres commerciaux est en baisse depuis 10 ans, les mesures pour relancer le pouvoir d'achat n'ont pas vraiment relancé la consommation mais plutôt l'épargne de précaution. Ce désenchantement implique des consommateurs toujours plus critiques et en attente d'autre chose. Ces attentes sont liées à l'innocuité et au besoin de sécurité ou la recherche d'une consommation eudémonique où l'on se découvre soi-même, grâce à laquelle on révèle ses talents. L'épanouissement individuel passe par l'ouverture aux autres, par des activités sociales qui nous éloignent du matérialisme. On commence à comprendre l'équation du bonheur et la consommation doit se mettre au diapason. La consommation doit contribuer à faire grandir les individus. Cela renvoie à la "théorie des capabilities" de l'économiste indien Amartya Sen, prix Nobel en 1988, selon laquelle la consommation "en-capacite" les individus, les met en capacité de faire et d'être. Avec son approche par les capabilités, Amartya Sen propose de voir le développement comme une extension des libertés substantielles (ou capabilités), autrement dit une extension des possibilités que l'individu a de choisir la vie qu'il souhaite mener. En d'autres termes, consommer doit donner le sentiment de mieux maîtriser sa vie et d'atteindre ses objectifs. C'est pourquoi tous les dispositifs numériques, dans la mesure où ils n'aliènent pas, peuvent aider à "en-capaciter". On sait que lorsque l'on réalise des choses qui mobilisent des compétences, cela fait grandir l'individu. Les activités de loisir actif, qui révèlent les talents de chacun, renforcent l'identité et construisent l'individu. C'est un vrai marché: cela représente 95 milliards d'euros de dépenses par an.
Qu'est-ce que cela implique pour les marques?
J'explique aux entreprises que la valeur n'est pas dans le produit, mais dans l'expérience qu'elles vont faire vivre au consommateur. Toute activité de création de valeur est une co-construction. Le vendeur apporte sa contribution et le consommateur s'implique également. Repenser les objets, la consommation et la relation client dans cette perspective est essentiel. La marque doit accompagner le consommateur dans son acte d'achat et au-delà. La consommation est une co-production surtout pour des produits complexes qui nécessitent un savoir-faire que le consommateur n'a pas. Les services sont essentiels, mais aussi l'assistance, la formation. Certaines marques orientent toute leur stratégie sur les services, comme Leroy Merlin par exemple. Ces nouveaux besoins des consommateurs nous font changer de paradigme. On est passé d'un modèle de consommation centré sur l'avoir à un modèle de consommation orienté vers l'être. Les marques qui l'ont compris revendiquent des positionnements customer centric. La possession n'est plus une fin en soi.
D'où l'avènement de l'économie circulaire?
Disons plutôt l'économie de la fonctionnalité dans laquelle on vend les services plutôt que le bien. Ce que veulent les consommateurs, c'est accéder aux effets utiles, trouver des solutions à leurs problèmes. Le produit n'est jamais que le médiateur des effets utiles. L'achat ne s'impose pas forcément. La location peut suffire. Les besoins sont évolutifs. On s'oriente vers un usage des produits avec des droits d'accès. C'est valable pour l'automobile, la musique... Mais pas seulement. C'est une progression lente car c'est un saut quantique pour les acteurs traditionnels. Et comme le modèle n'est pas écrit, il y a des échecs, comme Boulanger avec Lokeo. Mais petit à petit, le modèle va s'imposer car c'est la finalité de la consommation. Le groupe Eram propose la location de chaussures neuves avec l'Atelier Bocage. Mettre l'accent sur le résultat et non pas sur les moyens, c'est du bon sens. Si les marques ne font pas cet apprentissage, l'avenir sera compliqué pour elles.
Quelles autres tendances observez-vous?
Face à l'inquiétude des Français envers la société, il y a une appétence pour le traditionnel et l'authentique dans les choix de consommation. Ce qui est proche de la nature et qui vient du passé semble plus "vrai"! Les termes "transformé", "moderne" ou "industriel" sont devenus des gros mots. Il y a un déphasage entre l'inertie de ce monde ancien et la société des consommateurs qui ont évolués.
Comment se porte le marché du retail dans ce panorama? Quels sont les modèles qui vont perdurer et ceux qui vont décliner?
Le retail n'est pas mort. En revanche, le modèle, inspiré de l'ancien monde, qui consiste à passer par un intermédiaire, le distributeur, est bel et bien fini. C'est un modèle économique massif, orienté produit qui ne véhicule aucun imaginaire. Il va être remplacé par d'autres architectures de marchés qui vont mettre en lien direct le consommateur avec le producteur, en magasin ou sur des sites web. Les acteurs virtuels comme les places de marché ont un rôle majeur dans ce nouveau paradigme. Ce sont des facilitateurs de rencontres en quelque sorte. L'acteur en lien avec le consommateur définira l'offre et apposera sa marque, sans filtre.
Comment va évoluer le secteur du e-commerce?
À la hausse bien sûr. Ce qui fait la spécificité du e-commerce, c'est l'offre pléthorique non dénuée de sociabilité. On trouve tout sur le web, y compris les avis des consommateurs. C'est le meilleur moyen d'avoir le retour de ses pairs, y compris sur des marchés de niche. Mais l'hégémonie de Google ou Amazon est inquiétante pour l'économie. Elle génère une externalité des réseaux car plus on est gros, plus on grossit. Avec des phénomènes cumulatifs: celui qui prend la main sur un marché concurrentiel crée un déséquilibre avec une avance non récupérable par les autres acteurs. Aux États-Unis, l'écart est considérable! Amazon représente 50% des parts de marché du e-commerce et Ebay, en deuxième position, affiche seulement 8% de parts de marché. En France, Amazon est à 20%, Ebay à 6%. C'est inquiétant!
Qu'attendent les consommateurs en termes de service?
La tendance observée, c'est que les consommateurs veulent se simplifier la vie. Il y a un regain d'hédonisme avec un refus des contraintes, notamment auprès des jeunes. Les hipsters, par exemple, sont à la pointe sur l'économie du "On demand". C'est le règne de l'instantanéité. Ils s'inscrivent moins dans la consommation matérielle et plus dans l'expérience. Tous les services sont bons à prendre, avec un bémol, l'envie de faire soi-même et de garder la main sur sa consommation. Le défi des marques est d'aider les consommateurs à se débarrasser des contraintes tout en les aidant à être acteurs de leur consommation.
Comment les centres commerciaux peuvent-ils se réinventer?
Regrouper des commerces dans un espace clos est un concept très ancré dans son époque. C'est difficile aujourd'hui de réinventer ces lieux. Ce qui est sûr, c'est qu'il faut revenir à de la mixité fonctionnelle et pourquoi pas inverser la problématique. Faire venir les consommateurs pour d'autres raisons que l'acte de consommer. Les centres commerciaux de demain ressembleront à des rues commerçantes organisées. Le merchandising a un rôle-clé à jouer.
Assiste-t-on au vrai retour du commerce de proximité?
En effet, le commerce de proximité, y compris indépendant, a l'air de repartir. Les bouchers, crémiers et néocavistes sont plébiscités par les consommateurs.
Les concept stores ont-ils un avenir?
Cela traduit l'évolution de notre société qui est passée d'un capitalisme individuel (de l'amont à l'aval) vers une économie tirée par l'aval. Ca change tout! Et le commerce n'était pas prêt à cela. Les concept stores inversent la tendance puisqu'ils ne sont pas dans une logique verticale. Ils sont customer centric avec une recomposition complète autour du client. Ce sont des univers, empreints d'imaginaire, qui font sens aux yeux des consommateurs.
Son parcours
1988 Docteur ès sciences économiques à l'Université Paris I, Philippe Moati entre au CRÉDOC.
Il est nommé directeur de recherche et devient professeur des universités en 1994.
2011 Philippe Moati participe à la création de l'Observatoire Société et Consommation (l'ObSoCo) et rejoint en 2014 le conseil d'orientation du "lab" de BPI France.
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