Management : Les 5 R et les 5 S à l'épreuve du TT !

Interrogé à propos de mon quotidien en tant que Directeur Relation Client lors d'une récente table ronde sur l'expérience client ^[1], je répondis que j'étais accaparé comme tout le monde par les « 5 R » mais que j'essayais de me discipliner afin d'y ajouter une dose de « 5 S »...

Les réactions positives de la salle soulignent que ces propos résonnaient avec le vécu du public et qu'accessoirement la répétition de lettres dans des acronymes reste un effet mnémotechnique utile pour énoncer des idées. Je vous propose de revenir en détail sur cette saillie... et d'élargir le sujet sous l'angle du... TT (comme télétravail) !

Des acronymes à 5 lettres, nous en avons tous en tête. L'Association Amicale des Amateurs d'Authentiques Andouillettes (AAAAA) reste inégalable ! Nous avons évidemment gravé dans nos mémoires les 4 P devenus 5 P du marketing (Product Price Promotion Place People). Dans les années 2000, les professionnels parlaient plutôt des 5 C (Customer Cost Convenience Communication Collaborator). Au passage, j'adore le "convenience" qui préfigurait le CES (Customer Effort Score).

Je me suis donc livré à l'exercice en introduisant les concepts de 5 R et de 5 S du management ! Comme vous allez le voir, les 5 R sont incontournables. Mais si les 5 R consomment toute votre énergie créatrice, alors il n'y a plus de place pour les 5 S qui vous permettent de dynamiser votre organisation. Précisons ces 2 notions !

Les 5 R, ce sont en quelque sorte les figures imposées, inévitables.

• R comme réunions. Nombreux sont les livres, articles, interventions de leaders connus (Elon Musk, Jeff Bezos et sa théorie de 2 pizzas...) qui abordent le sujet du trop-plein ou de l'insuffisant rendement des réunions. Certaines réunions sont indispensables, d'autres moins. Elles constituent néanmoins le tissu conjonctif de nos liens relationnels, permettent de souder le collectif. Malgré tout, une journée où l'on enchaîne les réunions, autant en présentiel qu'en télétravail, laisse parfois un sentiment d'atonie.
• R comme réponses aux mails (et/ou aux messages Teams et autres messageries...). Là aussi, on ne va pas se plaindre ; ces mails sont autant de décisions, d'échanges, de comptes rendus, de chiffres partagés, de validations diverses et variées... Mais les messages (une bonne part) qui relèvent de la routine sont lassants.
• R comme Règles (ou réglementaire). Entre la réglementation externe (les règlements et directives issus de divers organismes étatiques...) et les règles de fonctionnement internes (normes, procédures, process...), nous sommes tous plus ou moins victimes de « harcèlement textuel » ! Cela peut particulièrement être le cas dans des grandes organisations. Le sociologue François Dupuy évoque le "déluge bureaucratique" ^[2]. Souvent nécessaires, les contrôles, pour vérifier le respect des règles, accaparent beaucoup de temps de cerveau disponible, bien plus qu'au début du siècle.
• R comme reporting : le reporting est lui aussi absolument indispensable (et souvent lié au R décrit précédemment) ! Nos boîtes mails sont pleines de tableaux, d'analyses et bien souvent nous pouvons aussi être amenés à en produire. Que ce reporting soit quantitatif ou qualitatif. Le reporting vise notamment à montrer que le R de règle est respecté.
• comme routine : la routine, conséquence des 4 R précédents, de regarder les mêmes chiffres, de participer à des comités réguliers, de s'habituer au statuo quo, au règne du « on a toujours fait comme cela". Ce R rime avec le risque de ne pas rester dans le tempo de la dynamique entrepreneuriale.

Loin de moi l'idée de supprimer ces 5 R. En revanche, avoir pour objectif d'actionner au quotidien au moins l'un des 5 S suivants est salutaire pour travailler collectivement, penser en dehors de la boîte logique, innover et viser toujours plus de satisfaction client (un S de plus !).

• S comme soutien. Favoriser le « bottom up », la prise de parole, le courage des opinions... Questionner vos interlocuteurs - maïeutique oblige - pour les inciter à trouver les solutions... Autant de postures qui se résument en un mot : soutien. En tant que leader, vous devez soutenir vos collaborateurs et vos managers intermédiaires pour qu'ils gagnent en autonomie et donnent le meilleur d'eux-mêmes.
• S comme simplifier. Nouveau reporting, nouveau formulaire, nouvel outil déclaratif, nouveau comité... Mais prend-on le temps parfois d'élaguer et d'en supprimer régulièrement ? Toujours compliqué d'arrêter une pratique, d'essayer de limiter un effet négatif de l'un des 5 R...
• S comme solutions. Cela paraît évident ! Il y a tellement de processus à améliorer, d'irritants clients ou collaborateurs, qui attendent d'être traités et exigeraient peut-être une part de l'énergie et des budgets consacrés aux 5 R ! Chaque solution durable trouvée est une victoire. Et il faut d'ailleurs prendre le temps de faire des rétrospectives et de comptabiliser toutes ces victoires qui symbolisent l'intelligence collective déployée au cours des mois passés.
• S comme surprise ou sérendipité. Ménagez-vous des moments qui favorisent la curiosité, la créativité. Vous baladez dans les bureaux et croiser des collègues, rencontrer une ou deux fois par mois des personnalités, prestataires que vous ne connaissiez pas, échanger avec des pairs d'autres industries... Attention à ne pas être trop prisonnier de votre écosystème habituel, en particulier dans les grandes organisations. Ouvrez les chakras !
• S comme sourire ou smile ! Dans un article précédent, "Management : osez l'humour stand-up !", publié par Relation Client Mag ^[3], je partageais ma vision sur les bienfaits nombreux de l'humour au travail pour combattre le stress, favoriser le bien-être, la cohésion d'équipe, la motivation, la créativité, faire accepter une idée ou une décision ou encore briser la glace... Symétrie des attentions oblige, un peu de joie chaque jour ne peut être que bénéfique pour tous, collaborateurs et clients.

Mais quid de l'impact du télétravail (TT) ? Que donnent les 5 R et les 5 S à l'épreuve du télétravail, la pratique qui a chamboulé notre façon de travailler ces dernières années ?

S'agissant des 5 R, il n'y a aucune contre-indication ! Les 5 R se pratiquent en général à merveille en télétravail, et parfois même mieux que sur site. Dans le secteur des contact centers par exemple, la technologie peut permettre d'avoir le même niveau de pilotage de l'activité que les collaborateurs soient à distance ou en présentiel.

En revanche, la pratique des 5 S peut être complexifiée dans le cadre de la généralisation du télétravail.

• Soutenir les managers et les collaborateurs à distance ? Il peut être délicat de distinguer les failles, les doutes d'une personne derrière son écran. Et c'est accentué si par exemple l'interlocuteur ne branche pas sa caméra : un possible signal faible de difficulté, voire de pente douce vers le "quiet quitting". D'où les retrouvailles régulières nécessaires sur site, lors d'after works ou de séminaires.
• Simplifier, solutionner ? Bien sûr que c'est possible en télétravail. Tout d'abord, la réflexion individuelle, au calme, y est tellement facilitée (le retour vengeur et discret du bureau individuel après les années open space ? !). Combien de notes stratégiques, de plans d'action ont ainsi été couchées sur le papier (ou plutôt sur des slides) à domicile. Les réunions sont bien souvent aussi efficaces qu'en réel. Les outils comme Teams permettent de partager les infos, d'avoir des échanges multiples. Mais la tentation pour le multitâches (qui n'a jamais répondu à un mail tout en participant à une réunion ?) est encore plus forte en télétravail qu'en présentiel. Le taux de "focus" des participants à une réunion en télétravail peut être faible et nuire à la qualité du travail collectif et à la production de solutions coconstruites.
• Et comment cultiver la surprise lorsqu'on pratique assidûment le télétravail ? La sérendipité est bien souvent provoquée par la rencontre. Telle est la conviction du philosophe Charles Pépin dans son essai "La rencontre, une philosophie" ^[4]. Mais pour favoriser la rencontre, aller ouvrir le champ des possibles, il faut littéralement "sortir de chez soi" pour reprendre le titre de l'un de ses chapitres. Une injonction quelque peu antinomique avec le télétravail ! Trop rester chez soi, ce "cocon connecté" pourrait conduire au "sacre des pantoufles" pour reprendre le titre du dernier essai de Pascal Bruckner ^[5].
• Sourire et rire ensemble en télétravail ? Cela arrive souvent mais peut-être moins intensément qu'en présentiel ! Par exemple, la survenance d'un fou rire, le rire ultime, moment si rare de lâcher prise, semble très difficile en situation de télétravail. Nous avons tous en tête ces fous rires de présentateurs TV qu'ils ne parviennent pas à réprimer. Ils font le succès des bêtisiers. C'est bien parce qu'ils sont au moins deux sur le plateau que cela se produit. Une réaction quasi chimique forcément présentielle et collective.

En dépit de ces points d'attention, il est possible d'affirmer que le télétravail n'empêche pas de pratiquer les 5 S.

Les grandes entreprises cherchent et trouvent de plus en plus leurs formules hybrides idéales. Par exemple, chez AXA où je travaille et où le télétravail a commencé à se structurer dans des entités dès 2017, nous mettons en pratique le concept de "smart working" qui, comme l'explique Karima Silvent la DRH du groupe, vise à "offrir à nos collaborateurs un cadre équilibré qui allie la flexibilité du télétravail et le maintien d'un ancrage fort au bureau comme lieu d'interactions et de cohésion entre équipes" ^[6].

Les modèles purs de start-up ou scale-up, qui n'ont jamais eu de bureaux et sont donc 100 % en télétravail, prouvent que les 5 S sont compatibles avec le TT. Citons par exemple Gitlab, une entreprise créée en 2013, qui a développé une plateforme DevOps. Dans la Harvard Business Review de mars/avril 2023, son CEO Sid Sijbrandij explique que les 1 800 employés, qui se répartissent dans 65 pays, n'ont jamais eu de locaux. Gitlab a développé tout un corpus de bonnes pratiques pour favoriser la collaboration (documentation partagée, rituels managériaux, séminaires pour se rencontrer en vrai...).

En résumé, faire cohabiter les 5 P et les 5 S dans son mode de management constitue au temps du télétravail un "exercice d'équilibriste toujours renouvelé", pour reprendre une formule de Philippe Silberzahn, professeur d'innovation à l'EM Lyon. Selon lui, "Préserver sa capacité créative tout en formalisant sa façon de travailler n'a rien de simple. C'est un peu la quête du graal des organisations. La tension entre formalisation et créativité n'est jamais résolue" ^[7].

Sources :