Entre tech et tradition, le luxe réinvente les codes de sa relation client
Après avoir donné l'impression de tarder à adopter les codes du digital, beaucoup de maisons de luxe ont aujourd'hui compris l'intérêt de conjuguer leur patrimoine de marque avec la technologie pour sublimer l'expérience en magasin ou multiplier les contacts avec de nouveaux clients plus jeunes.
À Paris, les nouvelles adresses de luxe se multiplient. La Maison Louis Vuitton Vendôme exprime depuis début octobre une expérience client toujours plus personnalisée qui traduit l'approche du luxe contemporain de la marque. En novembre, La Grande Épicerie de Paris a installé rive droite, à Passy, une deuxième implantation qui entend devenir "aussi incontournable" que sa grande soeur du Bon Marché. Fauchon ouvrira, courant 2018, un hôtel cinq étoiles à deux pas de son flagship parisien, place de la Madeleine. LVMH finalise son Cheval Blanc Samaritaine, qui promet "une expérience hôtelière d'exception". Autant d'exemples qui illustrent le potentiel de ce marché qui ne connaît pas la crise. Selon Bain & Company, le marché mondial du luxe a en effet connu une croissance de 5% en 2017 à 1160 milliards d'euros et atteint un niveau record de 262 milliards pour le marché des biens personnels de luxe(1). La tendance devrait se maintenir entre 4 et 5% pour les trois prochaines années. L'état d'esprit "millennial" modifie les modes d'achats de toutes les générations, constate le cabinet de conseil en stratégie, et pousse les marques de luxe à redéfinir ce qu'elles apportent à leurs clients. Pour celles qui sauront s'adapter, le potentiel de croissance restera significatif.
Une digitalisation vue comme une source de valeur ajoutée
"Les maisons sont venues au digital depuis qu'il permet de générer de la valeur ajoutée par le contenu et de développer une expérience personnalisée ou à distance", Catherine Michaud, Integer France
À l'heure du numérique triomphant, les codes évoluent mais les fondamentaux restent de mise : l'excellence produit, la désirabilité et la rareté, la force du packaging, un service personnalisé et digne des plus grands palaces... Les boutiques sont plus que jamais un lieu privilégié pour faire vivre toutes les facettes de l'identité de la marque et soigner la relation avec les clients. Le luxe a pris le virage du digital, mais il ne l'a pas attendu pour bien connaître ses clients. "Le secteur a toujours eu de l'avance sur ce sujet. Il a mis du temps à digitaliser sa relation client car il avait moins besoin que d'autres de faire des économies. Les maisons y sont venues depuis que le digital permet de générer de la valeur ajoutée par le contenu et de développer une expérience personnalisée ou à distance", constate Catherine Michaud, CEO d'Integer France et présidente de la délégation customer marketing de l'AACC.
Une maison comme Hermès joue pleinement la complémentarité entre ses canaux historiques et digitaux: points de vente physiques, catalogue, boîtes aux lettres, réseaux sociaux... L'opération HermèsMatic, lancée en 2016, est emblématique de ce parti pris omnicanal. L'information autour de la laverie gratuite qui redonne une jeunesse aux carrés de soie débute sur les réseaux sociaux et se poursuit avec des pop-up stores qui abritent des machines à laver aux couleurs d'Hermès. Avec ces lavomatics d'un nouveau genre, qui ont élu domicile à Strasbourg, Munich, Amsterdam, Kyoto, Paris, Bruxelles ou Zurich, Hermès a pu jouer sur la transmission entre ses générations de clientes.
Plus enclins à suivre un influenceur qu'une marque ou une égérie, les millennials amènent le secteur à adapter sa stratégie relationnelle. "Les maisons doivent envisager un marketing digital plus fin et travailler à une plus petite échelle, avec des micro-influenceurs qui vont endosser leurs valeurs de marque", fait valoir Audrey Kabla, fondatrice de l'agence Epykomène et codirectrice du club Luxe de l'Adetem. Pour sa collection automne-hiver 2017-18, Dolce & Gabbana s'est appuyée avec succès sur une cinquantaine d'influenceurs du monde entier. Certaines stars d'Instagram, YouTube et Weibo, et d'autres au profil plus pointu. Mannequins d'un jour dans le show "Les nouveaux princes", ils ont donné un écho planétaire à la marque.
Dans ses tendances 2017 du luxe, le groupe Cegid, qui accompagne les marques dans leur transformation numérique, pointe une nouvelle cible: les HENRY, pour "High-Earners-Not-Yet-Rich". Ces personnes à hauts revenus (entre 100000 et 250000 euros) sur le point de devenir riches sont majoritairement des hommes de 25 à 34 ans, qui vivent sur leurs écrans et exigent des expériences uniques. S'ils dépensent moitié moins en produits de luxe que les consommateurs très fortunés, ils sont environ sept fois plus nombreux, ce qui en fait un marché quatre fois plus important. Ils deviennent "la coqueluche des marques de luxe"! Pour les séduire, elles doivent être présentes sur tous les canaux, proposer des services vraiment utiles et tendance, miser sur les accessoires connectés et ajouter de la valeur.
Par leur manière de mélanger les genres, les millennials peuvent dérouter ces marques patrimoniales sans qu'il y ait forcément péril en la demeure. "Pour eux, l'expérience commence bien avant l'acquisition du produit et se séparer d'un objet ne signifie pas que l'on se sépare de la marque. Ils n'ont pas besoin d'être clients pour être fidèles à la marque ou en faire la promotion", tempère Audrey Kabla. Les réseaux sociaux et les usages de la génération Z ont amené les marques à prendre un peu de recul sur l'usage de leurs codes. Sur Snapchat, Tiffany&Co. laisse aux utilisateurs le loisir de s'approprier son logo!
"Pour les millennials, l'expérience commence bien avant l'acquisition du produit et se séparer d'un objet ne signifie pas que l'on se sépare de la marque. Ils n'ont pas besoin d'être clients pour être fidèles à la marque ou en faire la promotion", Audrey Kabla Epykomène
Autre avantage de taille: le digital démultiplie les services proposés aux clients. Chez Fauchon, qui compte deux boutiques à Paris et Monaco, le site a permis d'élargir la clientèle à toute l'Europe. Le zéro défaut reste un objectif prioritaire, quelles que soient les difficultés. "Au moins 70% des commandes sur le Web sont des cadeaux avec un message mis aux couleurs de Fauchon et inséré dans le colis. Les clients nous délèguent le service du cadeau, mais tiennent souvent à la notion de surprise. Nous respectons toujours leur choix même si cela ne nous facilite souvent pas la tâche car nous ne pouvons pas prévenir le destinataire du passage du livreur", note Anne Foeillet, responsable du service clients et de la conciergerie. Testée pendant un an et demi, l'application mobile n'a pas rencontré l'adhésion espérée. "Pour notre marque, il vaut mieux avoir un bon site, avec des visuels de produits gourmands. À la fin de l'année, nous étendons sur le digital un besoin qui se fait sentir en magasin. Le site permettra de personnaliser les cadeaux et de choisir la boîte et le contenu des coffrets", précise Pauline Lamare, responsable digital.
Le retail évolue, le luxe aussi
La conciergerie, créée il y a un an, a été un vrai challenge en matière d'organisation. "Ce service prend la main pour la préparation des commandes passées sur le site. L'acheteur a l'assurance d'être servi en temps et heure et, en rayon, les vendeurs peuvent se consacrer pleinement à leurs clients. Si les habitués utilisent assez peu cette nouvelle plateforme de vente, elle a permis de toucher une nouvelle clientèle", se félicite Anne Foeillet. La conciergerie gère par exemple les commandes Amazon Prime, Deliveroo ou Foodora, qui doivent souvent être préparées en quelques minutes. Sur ces plateformes, l'offre a été limitée aux produits les moins fragiles. Pas question d'abîmer l'image de la maison avec un produit qui arriverait en mauvais état après une livraison...
Le luxe s'adapte également aux standards d'Amazon. L'été dernier, Dom Pérignon a lancé un service de livraison à domicile en une heure pour ses clients de New York, Miami et San Francisco. Les derniers millésimes des gammes Vintage et P2 peuvent être commandés sur le site de la marque, la partie logistique étant opérée par un spécialiste de la livraison d'alcools aux États-Unis. "Les bouteilles livrées sont obligatoirement rafraîchies et le service premium s'accompagne d'un cérémonial de livraison. Le client est prévenu par texto dès que le livreur est en chemin. Après réception de la bouteille, il reçoit un message de remerciement par SMS ou un e-mail. La relation avec le client est aussi soignée que si l'achat avait été réalisé chez un caviste", souligne Magali Meunier, directeur conseil chez Kassius, l'agence digitale qui a développé, en France, ce service pour Dom Pérignon.
La technologie au service d'une expérience d'exception
Les nouvelles technologies prolongent l'idée d'exception propre au luxe. Si le digital est encore peu exploité en boutique, il peut aussi générer de l'expérience, notamment via le merchandising sensoriel. La réalité augmentée donne du relief au storytelling des marques et offre des solutions d'essayage virtuel. L'appli Ring Finder de Tiffany & Co. permet de tester sa bague de fiançailles et son alliance. Wearing, qui s'appuie sur la technologie cognitive IBM Watson, suggère des conseils de style personnalisés en agrégeant les données de blogs et de réseaux sociaux référents sur la mode, en s'appuyant sur la météo et l'emploi du temps de l'utilisateur. Un tailleur réalisé en 3D par Karl Lagerfeld pour Chanel Haute Couture a été exposé à l'exposition "Manus × Machina, Fashion in an Age of Technology", présentée en 2016 au Metropolitan Museum of Art de New York. Chanel ou Burberry ont déjà mis en avant des pièces holographiques dans leurs défilés...
Le luxe externalise (aussi) sa relation client
Même si elles l'avouent rarement, les grandes maisons de luxe confient elles aussi une partie de leur relation client à des prestataires extérieurs. "Pour ces marques mondialisées, s'appuyer sur un professionnel de la relation client permet d'harmoniser le discours et d'homogénéiser le service, de répondre aux points de contact en ligne ou de faire face aux pics d'activité en fin d'année", détaille Laurent Cartier, directeur commercial France, Tunisie et Maurice de Convergys.
Dans son hub multilingue d'Amsterdam, cette société assure la relation client de deux marques de luxe pour l'ensemble de l'Europe, voire pour les États-Unis sur des horaires de nuit. Elle a dû adapter ses outils aux spécificités du secteur. "Le client qui arrive sur notre call center a déjà une expérience en boutique et attend le même niveau de réponse de notre part. Nous employons des conseillers de différentes nationalités que nous formons pour qu'ils montent en compétence sur la marque", explique-t-il. La connaissance du stock et l'accès à la donnée client omnicanale permettent d'engager au mieux la conversation. "Sur Internet, le client a souvent du mal à se représenter les produits. Sur nos deux plateaux d'Amsterdam dédiés au luxe, nous avons coconstruit avec les marques des boutiques pour que les conseillers puissent voir le produit, le manipuler et répondre à toutes les questions. Ces boutiques, parfois réalisées avec les designers de la marque, reprennent aussi les éléments de branding", ajoute Laurent Cartier.
Lire aussi : L'expérience client, une opportunité de croissance sous-exploitée par les marques automobiles
Dior, Estée Lauder ou Burberry ont lancé des chatbots sur Facebook Messenger pour permettre le visionnage des défilés, l'achat de produits et les interactions conversationnelles, rappelle l'agence Kassius. Attention toutefois à ne pas frustrer ou décevoir les clients! "Il faut bien mesurer jusqu'où chaque marque peut aller avec ces systèmes, prévient Audrey Kabla. Certains secteurs sont plus imperméables que d'autres. La décélération de l'horlogerie suisse depuis deux ans est liée à la conjoncture asiatique et à une rébellion face à la digitalisation complète de la relation client." Pour Catherine Michaud, "beaucoup d'innovations restent des tests pour vérifier la pertinence aux besoins des clients dans leur parcours d'achat. Dans le luxe, le digital est surtout intéressant dans sa fonction de drive-to-store ou après l'achat."
Le premium adopte aussi les codes du luxe
"Beaucoup d'innovations restent des tests pour vérifier la pertinence aux besoins des clients dans leur parcours d'achat. Dans le luxe, le digital est surtout intéressant dans sa fonction de drive-to-store ou après l'achat"
Catherine Michaud, Integer France
Pour choyer leur clientèle la plus VIP, beaucoup de marques premium s'approprient, elles aussi, les codes du luxe. Le Cercle Parnasse d'Orange répond aux besoins de clients entrepreneurs et professions libérales, grands voyageurs habitués aux standards du luxe. Cette marque sélective, qui se positionne en éclaireur de la relation client du groupe, met à leur disposition un coach épaulé par une équipe d'experts et de techniciens qui peut intervenir à domicile ou à distance 24 heures sur 24 et sept jours sur sept, et proposer des forfaits exclusifs adaptés à leurs besoins.
"Nous cherchons toujours à marier l'expérience digitale d'Amazon et l'excellence de la relation client des palaces. Cette prise en charge humaine répond à une promesse de simplicité. Le numérique facilite le quotidien de nos membres et est un gage de leur productivité, mais il leur complique la vie en cas de blocage de code, de perte de mobile ou de données, ou tout simplement lors du paramétrage d'un nouveau smartphone", détaille Niva Sintès, directrice de Parnasse. Le coach sauve bien des situations! Il répond présent même s'il faut se rendre à l'aéroport pour remplacer, entre deux avions, un portable égaré. Les équipes s'adaptent aux nouvelles attentes des membres, notamment sur les questions de cybersécurité, d'autant plus critiques que les membres voyagent beaucoup et peuvent se trouver exposés à différents types de vulnérabilités sur leurs outils personnels et professionnels, mais aussi en matière de domotique. La vie de Cercle a pris beaucoup d'importance au fil des ans. "Certains en profitent pour faire du networking. D'autres sont là pour profiter d'un moment magique autour d'une balade culturelle, d'un événement musical... Nous sommes toujours dans une forme d'intimité avec les membres. Les propositions très personnalisées que nous leur offrons remontent souvent via le coach", ajoute-t-elle.
L'attention portée aux membres de myAudi, à la fois plateforme technique pour les clients et programme relationnel de la marque, fait écho à l'approche du constructeur automobile sur l'assemblage des matériaux et les finitions. "Nos clients achètent nos voitures pour la qualité de leur fabrication, mais ils embrassent aussi un univers de marque complet qui se retrouve dans notre relation client", atteste Jean-Bernard Piron, directeur marketing d'Audi France. Lors de moments choisis, la marque propose aux 500000 inscrits à myAudi de prendre part à des événements sportifs à la montagne ou sur des circuits automobiles, d'assister à des spectacles en avant-première suivis d'un dîner avec les acteurs... "Nous voulons que nos clients ou prospects se retrouvent entre eux pour vivre ces moments exceptionnels. La présence de représentants du comité de direction permet de les nourrir avec des anecdotes et des informations exclusives. Lors des échanges, beaucoup d'informations remontent sur les expériences positives ou négatives avec la marque, sur la manière dont ils vivent la mobilité et dont ils interagissent avec leur voiture", poursuit-il. Audi peut ainsi continuer à travailler la préférence de marque et à faire évoluer son offre. C'est en portant la plus grande attention à l'humain que la marque allemande entend ne pas faire mentir son slogan qui vante "l'avance par la technologie".
Comment évoluent les profils des conseillers de vente dans le luxe?
Les marques de luxe sont de plus en plus exigeantes et recrutent des conseillers clientèle avec des profils très élaborés. Elles attendent une expression écrite digne d'hypokhâgne, une excellente culture générale, un savoir-vivre exemplaire, une connaissance des produits presque aussi poussée que celle d'un artisan... On commence à voir des conseillers attitrés à un client, qui peuvent ainsi créer une relation privilégiée. Alors que tout s'accélère sur le Web, les clients qui viennent en boutique ont plus de temps à consacrer à la marque. De nouveaux objectifs sont parfois fixés aux conseillers de vente, qui doivent par exemple contacter leurs clients pour leur proposer de les rencontrer dans un salon de vente, de partager un temps de discussion, de leur faire rencontrer le directeur artistique de la marque... À la fin de cette rencontre, ils ne leur demandent rien. La qualité de l'expérience en point de vente et la fidélisation deviennent des paramètres prioritaires. La vente pourra toujours se faire à un autre moment ou sur un autre canal. Quand la réservation d'un produit se fait sur le Web, les marques peuvent proposer au client un créneau pour venir le chercher en magasin au moment de leur choix.
Cette nouvelle relation avec le client implique-t-elle de créer de nouveaux métiers?
On voit arriver des visual merchandisers, qui mettent en situation les produits en boutique. Par rapport aux anciens étalagistes, ils disposent d'outils numériques pour créer des vitrines et des animations en magasin. Ils doivent trouver une actualité pour la marque et la mettre en scène, monter des collections artistiques, concevoir des pop-up stores pour étonner et émouvoir le client... À l'EIML, nous réfléchissons à ce que pourrait être leur équivalent sur le Web avec une fonction de " netchandiser ", qui générerait du trafic sur le site de la marque. Il n'y a pas encore de formation sur le sujet, mais on doit pouvoir retrouver sur le Web ce qui existe dans le réseau physique, surtout si 15 à 25% du chiffre d'affaires des marques de luxe doit se faire sur le Web. La cohérence sur le client omnicanal n'existe pas suffisamment alors qu'il consomme plus que le client monocanal.
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