[Tribune] Quand le luxe joue avec les mots
Pourquoi le luxe, plus que tout autre univers, est-il porteur d'un large éventail de mots? Parce que sans doute ils sont puisés dans le patrimoine et les métiers de la marque et que cela met le client en confiance. Mais aussi parce que la crise nécessite de l'attention et que le besoin d'authenticité ressenti par le consommateur a fait éclore des mots réfléchis ou responsables. Enfin, la créativité et l'audace linguistiques sont à jamais là pour incarner la haute inventivité qui règne dans l'univers du luxe.
On crée des sacs, des montres, des robes et aussi des mots! Jenny Sacerdote La Suite a inventé le "suity"! Avez-vous déjà porté un "suit "? Ne l'oublions pas, les clients adorent être surpris.
Avant tout, c'est dans leur histoire et leurs savoir-faire que les marques vont chercher leur puissance première, leur identité et leur vocabulaire. Chopard parle "d'esprit de famille" et cite sertisseurs, polisseurs, lapidaires qui font de la marque un "artisan d'émotion". La marque évoque même des "anges artisans"... On est au ciel!
Jenny Sacerdote La Suite évoque des "robes en soie, cocons protecteurs", et nous charme avec des passementeries, des sequins et des broderies. Chez Patou, on parle de "couture house", de "satin noir" et d'égéries qui peuplent l'aura de la marque comme Joséphine Baker ou Louise Brooks, les clientes ont immédiatement des étoiles dans les yeux. Burberry égrène des mots d'un autre ordre qui emportent tout autant la consommatrice. On entend parler de "mandat royal", de "cavalier", "d'ère victorienne", toute une époque... Dior sait nous parler de la "villa de Granville", de "la révolution New Look", de "Miss Dior", parfum que le couturier a créé en hommage à sa soeur.
La crise sanitaire instille une nouvelle dimension, l'attention, le soin, un langage délicat, plus que jamais le client a besoin d'être rassuré. Patou offre un réconfort en anglais et joue beaucoup avec les deux langues "un patou cheer both far and near". Jenny Sacerdote La Suite offre la danse pour s'échapper, parle de joie de vivre, et sous-entend que côtoyer la beauté est un véritable "antidote à la morosité".
Et dès la première vague, Dior choisit de remercier: "merci à nos merveilleuses petites mains, qui font preuve d'une solidarité exceptionnelle. Elles travaillent sans relâche et mettent leur savoir-faire au service de la communauté des soignants et fabriquent des masques".
Chopard nous dit avec précaution que viendra un temps où nous aurons à nouveau le plaisir de découvrir les créations. Entretemps, il faut continuer à "faire danser la vie" et cultiver notre part de bonheur quotidien. Décidément, les marques de luxe savent qu'elles possèdent un enchantement qui nous réjouit et qu'elles sont plus que des simples vendeurs de créations, de vêtements ou de bijoux. Elles vendent un art de vivre. Un ressenti. Code 41 ose des mots comme "frissons garantis", "hautes sensations", "supplément d'âme..." et joue encore avec beaucoup d'autres mots, des mots inventés. La marque de haute horlogerie veut casser les codes de l'industrie horlogère suisse et a choisi ce nom de marque car Code 41 est une erreur de système en informatique. La marque a même baptisé avec sa communauté digitale de consommateurs une montre, "Anomaly".
Burberry nous surprend avec des mots comme les "Burberry kisses", les "reburberry" et les "tweetwalk". Chopard est connu par ses "happy hearts" et Patou se dénote en nous laissant lire une langue qui virevolte de l'anglais au français "c'est patou much", "patougether", le "patou way", "the extraordinary with rien de rien". On a beau vivre une crise sanitaire, charmer et séduire restent dans les codes du luxe.
Les mots deviennent plus sages seulement quand on se promène dans le champ du vocabulaire du responsable et du durable. La crise du climat génère une obligation de parler, écrire vert et responsable. Les marques conscientes des enjeux redeviennent au travers de certains textes plus sérieuses. Elles perdent un certain enjouement, comme si elles avaient des difficultés à envisager ces enjeux avec distance et un léger sourire.
On découvre ainsi que Chopard est une maison responsable qui investit dans son capital humain, s'approvisionne de façon responsable. Surgissent alors des mots comme "bienveillance", "altruisme", "positivité" et "générosité"! Patou parle "d'engagement positif", "d'emballages écologiques", "d'éco mind" et "d'une approche innovante"... Il y a de plus un léger effort chez Patou pour essayer de relier les obligations RSE à la créativité. Jenny Sacerdote La Suite a décidé d'être concrète: "rien ne se perd, tout se crée, tout se transforme" et parle habilement de "soin pour l´environnement". La marque parfois sourit même et dit avec une recul amusé "c'est beau et écolo oh oh"...
Le constat que dégage cette étude, c'est que dans le dialogue avec le client, il est dur de trouver le juste ton tout au long de l'écosystème digital et il est plus facile d'être créatif. Ainsi, Chopard et Patou prennent-ils assez en compte le client dans leur conversation? Pas si sûr ! Ils content des histoires, parlent d'eux, mais ne relient pas leurs échanges avec leurs clients au récit complet de la vie digitale de la marque.
L'auteur
Depuis 25 ans, grâce à des études et la publication de notes de tendance, Jeanne Bordeau scrute le langage des marques et des entreprises. Elle intervient sous le label de Madame Langage.
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