[Tribune] Engagement client: après le NPS et le CES... le "LBS"?
Deux scores sont plébiscités pour mesurer le degré de satisfaction à l'égard des marques: le NPS et le CES. Mais ils ne reflètent sans doute pas la dimension émotionnelle propre aux love brands, ni le niveau réel de préférence versus des offres concurrentes. Quel sera le prochain indicateur?
Ah le stylo à encre de la marque américaine Sheaffer. J'ai dû en avoir une demi douzaine. Je ne me suis jamais lassé de contempler sa plume si caractéristique et unique pendant mes années de lycée. Et ma calculette scientifique de Math Sup, ma HP 34C, qu'un oncle m'avait ramenée des États-Unis, retrouvée au fond d'un tiroir. Elle résolvait les équations programmées à plusieurs inconnues. La publicité était remarquable ("f solve... la touche de génie"). Quelle tristesse de ne pas parvenir à la refaire fonctionner.
Pourquoi ai-je revendu en 1998 la VW GOLFII GTI2 gris métallisé que j'avais acheté d'occasion 11 ans plus tôt? Quelle auto! J'aurais dû me débrouiller pour la conserver. Le petit traiteur "Le Villefranchois", qui était Place Monge il y a une trentaine d'années? Je n'ai jamais retrouvé l'équivalent de ses plats mijotés. Et où donc a disparu l'ancienne patronne du restaurant/salon de thé bio, Simple, qui sévissait rue du Cherche Midi (ok j'avoue, c'est bobo)? Où l'on pouvait déguster de délicieux jus détox, des plats succulents et des pâtisseries fort légères à tomber? La propriétaire a cédé son affaire en 2019 et a disparu de la circulation sans laisser de trace sur Internet (je fais un appel à témoin...).
Je suis prêt à faire 40 km aller-retour pour aller chercher du pain (la fameuse baguette au miel) et des croissants à la boulangerie Tartines & Gourmandises, rue Froide à Caen. Moi qui suis consommateur compulsif de revue de presse, si, du jour au lendemain, l'appli CAFEYN (kiosque à journaux en ligne) disparaissait de ma tablette, je serais désemparé! Vous l'avez compris, je commence à lister ainsi des produits, services ou biens, qui sont mes madeleines de Proust ou futures madeleines s'ils venaient à disparaître.
Les fameuses love brands
Ils relèvent tous de ce qu'il est convenu d'appeler les love brands. Ces marques qui ont développé une relation affective puissante, voire "amoureuse" avec leurs clients. Ces marques qui ont pour vous un supplément d'âme, un apport émotionnel bien supérieur aux notions de "fidélisation" ou "d'expérience client".
C'est dans un Livre Blanc, L'Engagement client(1), que j'ai trouvé récemment une présentation limpide de la différence entre une marque qui fidélise et une marque qui engage, j'aurais envie de dire "qui attache". "L'engagement client n'est donc pas une simple fidélité passive. La marque investit l'identité tout entière du consommateur. Il porte ses attributs avec fierté. Si vous êtes parent d'adolescent, vous l'aurez constaté: on est Nike ou Adidas."
Et le Livre Blanc de comparer. La fidélité d'un client se traduit par de l'achat et du réachat, quand l'engagement signifie: "un suivi constant: des lancements de nouveaux produits, à une évaluation quotidienne sur les réseaux sociaux. Sans pour autant acheter systématiquement." Si la fidélité client est synonyme "d'habitude sans autre intérêt que le service rendu ou le produit vendu", l'engagement est souvent synonyme de "volonté de faire partie de la marque et la communauté qui l'entoure". Si le client fidèle est sensible aux cadeaux et réductions, le client engagé lui peut aller jusqu'à la "co-construction de produits ou de campagnes publicitaires, des échanges et demandes d'avis". Enfin, et c'est le plus fort, si le client fidèle "switche" en renonçant sans dommage quand une marque ou un produit disparaissent, au profit d'autres équivalents, le client engagé ressentirait un véritable désespoir si cela arrivait. Bref, le véritable engagement vaut beaucoup plus que le seul fait de liker une publication!
Deux scores sont actuellement plébiscités à juste titre pour mesurer le degré de satisfaction à l'égard des marques. Le NPS, Net Promoted Score, résumé par l'excellente question qui "plie le match": "recommanderiez-vous le produit/marque (...) à vos proches?", mesure la satisfaction et la fidélité des clients. Sa méthodologie solide facilite les comparaisons par exemple inter-sectorielles.
Lire aussi : L'expérience client, une opportunité de croissance sous-exploitée par les marques automobiles
Plus récent, le CES (Customer Effort Score), mesure l'effort qu'un consommateur doit déployer pour obtenir un service.
Quid de la dimension émotionnelle?
Mais, me semble-t-il, ni l'un ni l'autre ne reflète la dimension émotionnelle propre aux love brands, la force du lien qui peut attacher le client à une marque, un produit, un service, un fournisseur quel qu'il soit (par exemple une profession libérale). Il ne reflète pas non plus le niveau réel de préférence versus des offres concurrentes que l'on peut avoir et qui peut aller jusqu'à l'exclusivité. On peut vivement recommander une marque à un ami... Pour autant cela ne signifie pas qu'on n'y est attaché viscéralement.
Autre exemple, le site impôts.gouv fonctionne très bien , il est sans doute très "effortless" mais il est peu probable que la Direction générale des finances publiques puisse être assimilée à une love brand! Par curiosité, j'ai fait une recherche sur Google pour voir s'il existait des questionnaires récents permettant de mesurer le niveau de "love" d'une marque, d'un produit ou d'un service... un "LBS" (Love Brand Score), en quelque sorte. Je suis revenu quasiment bredouille!
Certes, on trouve un certain nombre de publications théoriques de chercheurs en marketing autour de la notion de love brand. Des universitaires ont cherché, par exemple, à établir des liens entre l'amour des marques et les théories de l'amour inter-personnel mais les chercheurs Rajeev Batra, Aaron Ahuvia, et Richard P. Bagozzi(2) notent que ce n'est pas la bonne approche... ne serait-ce parce qu'on ne peut pas parler à l'inverse d'amour de la marque, du produit ou du service pour ses consommateurs. Albert, Merunka et Valette-Florence (2008) identifient les 11 dimensions qui sous-tendent l'amour de la marque: la passion, une relation de longue durée, la congruence avec soi-même, les rêves, les souvenirs, le plaisir, l'attraction, le caractère unique, la beauté, la confiance (satisfaction) et la volonté de déclarer cet amour(2).
Néanmoins, il est difficile de trouver en ligne un questionnaire générant un effet waouh, administrable au grand public, au goût du jour (tenant compte des dernières tendances sociétales) et valable quel que soit le produit, le service, le secteur de la marque. Un questionnaire ou il y aurait aussi la question décisive à l'instar de la question du NPS citée précédemment. Les questionnaires que j'ai trouvés dans des articles de recherche sont souvent à mon sens de l'ordre de l'impression, du sentiment, de la perception, du ressenti, même s'ils permettent une modélisation statistique rigoureuse, travaux scientifiques dans l'optique d'une publication obligent.
Cela doit exister, forcément! La société d'étude ecglobal, basée à Miami et au Brésil, a réalisé une étude en 2019 sur les love brands au Brésil en s'appuyant sur un questionnaire intitulé le "Net Love Score", qui semble posséder toutes les qualités recherchées. Il mesure "l'amour" entre les consommateurs et les marques. Un site dédié a été réalisé. Mais le questionnaire n'y est pas accessible.
Alors, je me lance! Voici une ébauche de questionnaire "vérité" en 20 questions... la question 20) étant la question clé qui résume le degré d'engagement du consommateur à la marque, au produit ou au service.
Love brand score (LBS): le questionnaire vérité
Il suffit de se mettre à la place d'un geek, fan absolu de tous les produits Apple, qui n'a pas hésité à attendre des heures avant l'ouverture d'un Apple Store pour faire partie des premiers à acheter tel ou tel iPhone, pour atteindre le score maximum de 40! Le questionnaire s'applique aussi bien à une grande marque (existante ou ayant disparu), à un produit, à un commerçant indépendant ou professionnel exerçant une profession libérale, à un service. Faites l'essai avec un parfum, un roman, un commerçant, un restaurant, une application, un robot électroménager, une montre, une voiture, une banque, des sneakers, une compagnie aérienne, un agent général d'assurances, un rhumatologue, une librairie en ligne...
Il est sans doute améliorable. N'hésitez pas à réagir et à l'enrichir! Et si vous avez l'opportunité de le mettre en pratique, sous une forme ou une autre, tenez-moi au courant! Loin de moi l'idée de dire que tout responsable marketing devrait se fixer pour objectif de transformer sa marque en une love brand. Pourtant tout le monde en rêve un peu et se prend au jeu en mesurant par exemple des "vanity metrics" comme les likes ou partages d'un post. Alors, dans un contexte de défiance croissante des consommateurs envers les marques, sonder le coeur des clients, essayer de cerner le vrai lien émotionnel avec sa marque, son produit ou service, peut être une étape utile pour tout simplement actualiser son SWOT et infléchir sa stratégie.
(1) L'Engagement client, publié par Kiamo (éditeur omnicanal pour centre de contacts).
(2) "Brand Love", Rajeev Batra, Aaron Ahuvia et Richard P. Bagozzi, Journal of Marketing (2012).
L'auteur
Raphaël Krivine est directeur des opérations et relation Client d'Axa Banque. Il a rejoint Axa en 2008, où il a été directeur de l'Épargne au sein de Direct Assurance puis directeur Internet et multi-accès d'Axa France, avant de prendre en charge la direction digitale d'Axa Banque et la direction de Soon, l'offre expérimentale de banque "mobile only". Il avait auparavant exercé des responsabilités dans les domaines du marketing et de la relation client au sein d'établissements financiers leaders (Caisse d'Épargne, Boursorama, ING Direct, Crédit Agricole). Raphaël Krivine est ingénieur et MBA du groupe HEC.
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