[Interview] "Les distributeurs doivent s'unir et miser sur les services", Philippe Goetzmann
La mission des hypermarchés a changé. Au besoin du "tout sous le même toit" s'est substituée la difficulté du "tous sous le même toit". Philippe Goetzmann, président et fondateur de Philippe Goetzmann &., expert de la consommation et de la distribution, revient sur les grands enjeux du secteur.
Nous sommes loin de l'époque où, pour le groupe Auchan, vous aviez pour ambition de "réenchanter l'hyper". Dix ans plus tard, on parle de "retail apocalypse"? Que s'est-il passé?
Ce que l'on vit dans le retail procède d'évolutions techniques et sociologiques qui prennent racine en 2007. Trois éléments fondateurs amènent à une fracture accélérée de la société: le pacte écologique de Nicolas Hulot (la prise de conscience écologique des politiques), la sortie de l'iPhone (la fin de la captivité du client) et la crise des subprimes (la fin de la hausse du pouvoir d'achat). Il y a dix ans, nous n'avions pas pris conscience du mouvement profond de la consommation. Or, ces changements questionnent, d'une part sur le rôle des hypermarchés et des entreprises qui participent de la consommation et, d'autre part, sur le rapport des consommateurs aux marques. Grâce à de nouveaux outils, la consommation a changé. Les clients comparent les prix et les produits, s'informent en temps réel, achètent tout autour de la planète et exigent de la transparence de la part des marques.
C'est aussi la fin de la consommation de masse?
La notion de consommation de masse est caduque et c'est le coeur du sujet. "Les consommateurs"... cette terminologie n'existe plus. Jusqu'à il y a 20 ans, tout le monde aspirait à la même chose mais pas avec les mêmes moyens. Il y avait une sorte de verticalité de la consommation. 80% de la population se reconnaissait dans cette logique de grande classe moyenne qui déterminait les référents de la consommation. Depuis, elle s'est fragmentée avec des utopies de consommation qui n'ont plus rien à voir entre elles. Les hypers sont fréquentés par des groupes sociaux qui n'ont plus les mêmes aspirations. Les larges gammes de produits censées satisfaire la plupart des gens sont en fait ennuyeuses pour tout le monde. À titre d'exemple, les rayons bio sont intouchables pour une catégorie de clients et pour d'autres, plus engagés, certains produits sont en totale contradiction avec ce en quoi ils croient. Le sujet de l'hypermarché n'est pas "tout sous le même toit", mais "tous sous le même toit".
Quel est le visage du centre commercial périphérique de demain?
La puissance des hypermarchés multi-enseignes va dépendre de la pertinence de l'offre au global par rapport à la cible. On aura besoin de centres plus petits, plus précis, même si la grande consommation n'est pas morte. Les foncières vont devoir arbitrer entre leurs surfaces en fonction de l'évolution sociologique de la zone géographique et de la concurrence, comme le fait le groupe Casino par exemple dans Paris avec ses différentes enseignes Franprix, Monoprix, Leader Price ou Naturalia. La difficulté des autres enseignes, c'est qu'elles sont monolithiques.
Que pensez-vous des "shop in shop" dans les magasins? Est-ce un modèle de transformation crédible sur le long terme?
Ce phénomène se développe partout mais j'ai vu très peu de propositions pertinentes d'un point de vue stratégique. Deux marques peuvent s'allier si elles ont une cible cohérente à l'instar de Pierre Hermé et de l'Occitane à travers un concept store sur les Champs-Élysées. En revanche, d'autres marques s'allient via des corners sans avoir le même positionnement. Cela multiplie l'offre certes, mais cela brouille le message. La plupart des distributeurs continuent à éviter de se poser la question de la cible pour des raisons économiques. Or, la pertinence auprès de la cible doit rester le seul critère.
Les consommateurs plébiscitent le local dans les réseaux. Est-ce un phénomène durable selon vous?
On en parle beaucoup depuis le début de l'année mais ce n'est pas une nouveauté et cela est lié aux notions de transparence et de confiance. On pourrait croire qu'en plébiscitant le local, les consommateurs tournent le dos à la mondialisation. Mais c'est faux. Il suffit d'observer l'évolution de la consommation des produits du monde, le ranking des plats les plus consommés montre qu'ils ne sont pas nationaux... Le sujet du local est un sujet d'incarnation, ce qui amène la confiance. Par exemple, quelle que soit la façon de travailler de Danone, le fait qu'Emmanuel Faber assume son rôle et montre ce qu'il fait, les consommateurs lui font crédit. De même, Michel-Edouard Leclerc s'expose beaucoup dans les médias et explique ce que les consommateurs vivent autour de ses magasins, notamment sur le sujet du pouvoir d'achat. Les patrons doivent incarner leur enseigne. Les marques et la grande distribution sont en capacité de générer cette incarnation via le digital et les applications.
Comment a évolué l'image de la grande distribution ces six derniers mois? La crise sanitaire peut-elle être un déclic pour les acteurs?
Oui, elle a changé. Mais les gens ont juste fait leur travail et c'est bien que les Français s'en soient rendu compte. Les salariés de la distribution ont un sens aigu du service client. L'effet d'image a été bénéfique pour les employés, les hôtesses de caisse, les directeurs de magasins, pas les enseignes elles-mêmes. Durant la crise, les gens ont vu que la Poste et les tribunaux étaient fermés, pas les supermarchés. Cela a remis en lumière la force du commerce physique, à savoir la relation. À l'opposé de l'e-commerce que je qualifie plutôt d'e-distribution.
Pensez-vous que le nouveau concept de magasin lancé par Décathlon (DX à Villeneuve-d'Ascq) est un bel exemple de l'évolution de la distribution?
Décathlon a depuis longtemps une culture du client remarquable. La marque tirera bénéfice de cette culture du test&learn.
Quels autres exemples de concepts innovants pouvez-vous citer?
Je trouve intéressants les modèles 100% digitalisés tels Ikea à Nice ou Saint-Maclou à Paris et son concept store place de la Nation. L'idée derrière ces nouvelles formes de magasins, c'est de se concentrer sur la relation client et le conseil en digitalisant toute la partie approvisionnement (désormais attribuée à l'e-commerce). Cela ouvre des perspectives très fortes en termes d'implantation. Idem pour le "drive piéton" automatisé de Carrefour inauguré récemment dans la capitale. Cela donne naissance à une épicerie ouverte 24h/24, 7 jours/7 en plein Paris, alors que la législation l'interdit. Il faut adapter le commerce physique pour qu'il perdure.
Les choix du drive, des circuits courts, des commerces de proximité par les consommateurs durant le confinement vont-ils perdurer?
Pendant le confinement, deux pratiques se sont développée : la proximité et l'e-commerce. Les magasins de proximité ont été plébiscités parce que les consommateurs n'avaient pas le choix. Sortis du Covid, on a un retour à la normale encadré par une pression forte sur le pouvoir d'achat. L'autre phénomène est digital avec d'une part le drive (10% des ménages français ont découvert cette pratique à cette occasion) et, d'autre part, la livraison à domicile alimentaire, notamment dans les grandes villes.
Autre point positif du drive, la capacité offerte aux distributeurs de mieux qualifier leurs bases de données clients grâce aux cartes de fidélité. Du jour au lendemain, l'historique des achats est mécaniquement apparu. On a franchi une nouvelle étape dans la gestion du marketing digital pour les distributeurs. Le revers de la médaille, c'est l'augmentation du phénomène de comparabilité des prix. Certains sites proposent même de comparer les prix entre drives des différentes enseignes. Corrélativement, cela va pousser les distributeurs à se positionner autrement qu'uniquement sur le prix.
Quid de l'évolution des marketplaces dans l'e-commerce?
L'évolution des places de marché est tout à fait logique. Les sites qui génèrent de l'audience attirent les marques. Pour autant, la limite du système, notamment pour les marques de l'alimentaire, c'est le coût logistique pour les produits ayant une faible densité financière. Mais, ce peut-être l'occasion pour les marques installées ayant un maillage territorial très fort (comme a su le faire Amazon aux États-Unis) d'aider les petites entreprises grâce à des services logistiques de proximité.
Comment ne pas opposer hypers et petits commerces? Quelles solutions imaginez-vous?
L'opposition entre centre-ville et périphérie est selon moi totalement dépassée. L'enjeu est lié au territoire. Les hypers et les commerçants doivent s'unir pour travailler avec les élus locaux au développement de la ville. Le problème de désertification des centres-villes et de l'explosion de l'e-commerce touche essentiellement les enseignes non-alimentaires. Cela détruit de la richesse sur la ville sans pour autant avoir un transfert en périphérie. Pourquoi ne pas imaginer des marketplaces locales et inciter les grands distributeurs à "polliniser" leur environnement pour maintenir la richesse en nouant des accords avec des producteurs locaux dans une logique d'économie vertueuse?
Quels sont les prochains défis à relever pour les retailers? Donnez-leur trois conseils...
Premier sujet, la cible. À qui s'adressent-ils? Deuxièmement, travailler l'offre dans une posture servicielle. Il faut s'interroger sur les effets utiles pour le consommateur. Enfin, rénover la relation commerciale et partenariale grâce à une collaboration entre concurrents distributeurs et pas seulement concentrée sur l'achat.
Son parcours
Diplômé de Sciences Po Paris
1994: Philippe Goetzmann rejoint Auchan France.
2010: il prend la direction du projet "Réenchanter l'hyper" puis crée la direction de l'offre.
2019: il fonde Philippe Goetzmann &.
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