Pourquoi delocaliser à l'international ?
Existe-t-il des localisations "paradis" pour les centres d'appels ? Peut-on se limiter à une approche qui consiste à minimiser ses coûts par un regroupement de ses activités dans des pays où les conditions d'exploitation sont attractives ? Etat des lieux de l'offre des pays d'Europe et témoignages d'entreprises.
A consulter la carte d'Europe des centres d'appels (près de 11 000 en 1997
selon Datamonitor), on constate que le Nord (Grande-Bretagne, Irlande,
Pays-Bas) attire un grand nombre de centres paneuropéens. American Airlines,
Gateway, UPS, AOL Bertelsmann, Hertz, IBM, Holiday Inn, Hewlett-Packard n'ont
pas choisi par hasard le lieu de ces implantations. Celles-ci s'inscrivent dans
une logique de centralisation. En pratique, cette stratégie permet
d'homogénéiser les méthodes de service clients et de favoriser la structuration
et la diffusion de l'information à l'échelle européenne. Mais, plus
prosaïquement, son objectif est de réaliser des économies d'échelle. Des gains
que des entreprises opportunistes ont pu optimiser en profitant çà et là de
conditions locales intéressantes pour leur activité. "Pour votre centre
d'appels, prenez le fil d'Ecosse", propose la documentation de Locate in
Scotland, l'agence locale de promotion. Qui peut se féliciter de ses résultats
: 121 centres ont choisi la terre du whisky et du monstre du Loch Ness, dont 80
% depuis 1993 ! Tous les pays n'ont pas les mêmes ressources locales pour se
faire valoir, mais cela ne les empêche pas de rivaliser via de véritables
catalogues qui mettent en scène leur offre pour attirer les centres. A
feuilleter leurs brochures, on tombe immanquablement sur des tableaux recensant
les principaux critères d'implantation (qualité de la main-d'œuvre,
productivité, coûts des télécoms...). Mais là où le lecteur futur investisseur
risque d'être dérouté, c'est lorsqu'il s'aperçoit que chacun d'entre eux arrive
en pole position pour les critères choisis. Et passe sous silence ceux qui lui
seraient moins favorables. Autant dire que ces approches à dimensions variables
ne facilitent guère les comparaisons... même à grands traits. Derrière les
chiffres qui servent d'alibi d'objectivité : la volonté d'attirer des activités
en forte croissance et créatrices d'emploi...
Potentiel de main-d'oeuvre locale
Mais quels sont les paramètres vitaux pour un
projet de centre ? Ceux-ci peuvent être classés en quatre grandes catégories :
ressources humaines, coût des télécoms et niveau de développement
technologique, aides locales, intérêt du pays pour le projet (localisation par
rapport aux marchés concernés, au siège). « Ensuite, d'un point de vue
méthodologique, on raisonne en coûts et gains estimés par famille de critères
pondérés en fonction de leur importance pour le futur site », explique Frédéric
Jurain, consultant chez TSC France. Les marchés visés entrent évidemment en
ligne de compte. « Typiquement, les centres étrangers qui sont allés
s'installer en Irlande reçoivent par ordre décroissant des appels d'Allemagne,
d'Angleterre et de France ; l'Italie et l'Espagne arrivent en dernier »,
illustre Christophe Allard, vice-président de Téléperformance. On ne
hiérarchise pas ses priorités de la même façon pour l'unité de réservation d'un
transporteur aérien (opérateurs niveau Bac +2, prestation relativement simple)
et pour une hot line de produits informatiques à destination des entreprises
(besoin d'ingénieurs niveau Bac +4, capables de traiter des demandes
diversifiées). Si l'on ne devait retenir qu'un critère vraiment prioritaire, il
s'agirait des ressources humaines. Aucun centre paneuropéen ne démarrera sans
s'être assuré de la disponibilité d'une main-d'œuvre multilingue et bien
formée, à un coût abordable (les salaires représentent 65 à 70 % des coûts d'un
centre). Le cadre légal du droit du travail importe également : permet-il des
embauches ponctuelles, des horaires flexibles ? Sur le premier point, les pays
d'Europe du Nord (Royaume-Uni, Belgique, Pays-Bas) offrent des gisements
importants de personnes multilingues. Qu'ils savent valoriser. Au point d'avoir
mis en place, comme l'Ecosse, entre autres, une base de données recensant les
ressources polyglottes compétentes dans les métiers des centres d'appels
(Language Bank, une division de Melville Craig Group). « Ce n'est pas un hasard
s'ils ont le vent en poupe. Un Hollandais parle au minimum deux langues en plus
de la sienne, soit l'anglais, soit l'allemand et souvent l'italien », estime
Anne Bendler, directrice commerciale de H2A. « Techniquement parlant,
implanter un centre est une opération facile. Nous avons choisi la Hollande
pour deux raisons : le niveau en langues et la formation », confirme un
responsable du centre de support client d'Hewlett-Packard à Amsterdam. Un
téléopérateur qui parle quatre langues, c'est un réel atout de flexibilité !
Selon une étude d'Eurostat, 75 % des Hollandais parleraient une langue
étrangère ; le pourcentage chute à 43 % pour la Belgique et à 33 % pour la
France... Mais le recrutement devient plus délicat quand on cherche des natifs
d'Europe du Sud. « Recruter des Italiens et des Espagnols n'est pas évident »,
se plaint le responsable du centre d'appels d'un fabricant de la pétrochimie
qui s'est récemment délocalisé à Rotterdam. Les fidéliser est encore plus
difficile : ces équipes-là affichent un taux de turn-over plus élevé que la
moyenne.
Formations ad hoc
Une ville comme Bruxelles
offre, tout comme Londres, des possibilités intéressantes. « Compte tenu du
nombre élevé d'expatriés, on compte plus de trois langues parlées par habitant
», ajoute Vincent Van Den Bossche, responsable activité call centers à Ecobru,
la société de développement régional de Bruxelles. Sony Information Technology
Europe recherchait un site permettant le recrutement de profils parlant quatre
à cinq langues. En février 1998, ce centre high-tech s'est installé à
Bruxelles. Les Japonais n'ont sans doute pas résisté à l'autre argument choc de
la Belgique : selon une étude de l'OCDE, sa productivité serait la plus élevée
d'Europe ! Le multilinguisme n'est pas toujours une condition suffisante,
notamment pour les hot lines à vocation technique (dont informatique). Installé
à Greenock, à 20 miles de Glasgow (Ecosse), le centre de support technique
après-vente d'IBM (250 opérateurs fin 98, 540 à mi-99) a régulièrement besoin
de former ses nouvelles recrues, au moins bilingues, mais pas encore
informaticiennes. IBM s'est donc rapproché de l'université locale de Paisley
pour mettre en place la première "maîtrise en soutien à la technologie de
l'information" qui s'adresse aux étudiants parlant couramment une langue
européenne. Et souhaitant faire carrière dans l'assistance informatique. Un
gisement sur mesure. D'autant que l'université a créé une réplique du centre
d'appels d'IBM où les étudiants peuvent venir s'entraîner en anglais, français,
allemand et espagnol. « En plus, dans les pays d'Europe du Nord, le centre
d'appels est un vrai métier et un point de passage reconnu entre les études et
la vie professionnelle. Sauf exception, le recrutement de main-d'œuvre de
qualité est relativement aisé surtout dans les pays comme la Hollande qui ont
développé de longue date l'intérim et le temps partiel », résume Jean Minine,
senior consultant groupe services financiers de Peat Marwick. Alors qu'en
France les employeurs du secteur souffrent encore trop souvent d'une image de «
négriers aux marges de la légalité », dixit un outsourcer parisien... De quoi
faire fuir la main-d'œuvre ! Mais ce qui fera définitivement déserter les
investisseurs de France, c'est le niveau des charges sociales. Toutes les
comparaisons (hors conditions spéciales liées à zones franches ou autres)
tournent à notre désavantage : au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, le taux de
cotisations sociales sur salaires tourne autour de 10 %. Comme en Irlande où il
s'élève à 12 % (20 à 25 % si on inclut la restauration, l'assurance privée)
contre 45 % pour la France ! L'écart se creuse encore si l'on prend en compte
le niveau moyen de rémunération. En Ecosse, « le salaire moyen d'un
téléopérateur oscille entre 8 600 livres - 86 000 francs environ - dans le Nord
et 12 000 livres - 120 000 francs -, dans le Sud, plus développé », affirme
Jennifer Mac Niven, consultant en management chez Cap Gemini (activité
outsourcing).
Difficultés de recrutement
Même si
depuis deux ans, en Irlande comme en Ecosse, les salaires augmentent sous
l'effet de la concurrence entre centres d'appels, qui se traduit par une
pénurie de main-d'œuvre. Certains centres irlandais auraient même pratiqué des
augmentations de l'ordre de 20 % pour garder leurs téléconseillers. L'Irlande
est sans doute l'un des rares pays où les téléopérateurs sont "chassés" sur les
parkings par des sociétés concurrentes. « En Grande-Bretagne, dans la banlieue
de Manchester, First Direct et British Telecom Mobiles ont installé leurs
plateaux dans le même immeuble, les salariés ne cessent de passer d'un étage à
l'autre », raconte Frédéric Jurain. On peut voir le côté positif de la
situation : la possibilité de recruter très localement ! Mais un rythme trop
rapide de rotation fait gonfler les budgets recrutement et formation. La
flexibilité du droit du travail a elle aussi des incidences sur le compte
d'exploitation d'un site. Exemple : « En France, le coût du travail devient
prohibitif quand on veut ouvrir à des heures décalées - tranche 19-22 heures -,
soit un surcoût de 30 % par rapport à un horaire normal », illustre Jean
Minine. Alors que, grâce à un cadre plus souple, 78,2 % des centres d'appels
écossais font travailler des équipes de jour et de nuit et 50 % d'entre eux
fonctionnent le week-end (source : Locate in Scotland). En Irlande, au
Danemark, comme aux Pays-Bas (le pays champion du temps partiel et de
l'intérim), il est possible d'employer des salariés 7 jours sur 7, 24 heures
sur 24. « Par contre, nous réfléchissons à des mesures qui pourraient
introduire plus de flexibilité dans le statut des employés », précise Thomas
Fanning, directeur France de l'Industrial Development Agency d'Irlande (IDA).
Pérennité de l'activité
« Un choix d'implantation qui
aurait comme seul objectif de bénéficier de subsides, de payer moins de charges
sociales, bref de réduire ses coûts serait condamné à l'échec », tranche
Christophe Allard. En aucun cas une décision économique rationnelle ne se fonde
sur des aides à l'investissement qui n'auront qu'un temps. « Lorsque nous
investissons, nous réfléchissons à long terme : l'activité sera-t-elle pérenne,
pourra-t-elle fonctionner à des coûts acceptables pour l'entreprise ? », ajoute
Hervé Dumesny, Dg de Matrixx (filiale française de Convergys). Aucun des deux
mastodontes du télémarketing n'a ouvert de filiale en Irlande. Pourquoi ? Tout
simplement parce qu'il n'y aurait pas, en dépit de tous les avantages
consentis, de marché pour eux sur place. « Et puis, comme dans toute situation
artificiellement créée par des aides parfois plus importantes que le coût
économique concerné, une régulation vient rééquilibrer les choses », constate
Hervé Dumesny. Le problème de la localisation ne se pose pas dans les mêmes
termes pour un outsourcer et un annonceur. Le premier recherche avant tout des
perspectives de développement local. « Or, en dépit de la présence d'une
vingtaine de centres intégrés à des multinationales, nous n'avions pas de
raison de nous implanter là-bas », souligne Christophe Allard. « Nous ferions
35-40 % de gains sur charges sociales, calcule le directeur général de Matrixx.
Mais, compte tenu de la rareté de la main-d'œuvre, on en donnerait 10 % au
salarié sous forme d'augmentation de salaire, 10 % au client, puis on se
retrouverait à lui disputer le reste pour les frais d'avions et autres coûts
liés à l'éloignement. » Et puis, expliquer à ses clients parisiens que leurs
appels hexagonaux sont désormais traités en Europe du Nord pourrait s'avérer
plus délicat que prévu. « Les choses évoluent, mais certains annonceurs
demandent à visiter les locaux de leurs équipes dédiées (NDLR : des salariés
Matrixx) et insistent pour qu'ils aient vue côté jardin », plaisante mi-figue,
mi-raisin, Hervé Dumesny. Progressivement, les autorités irlandaises prennent
conscience de cette dimension. « Notre système d'aides va évoluer : les aides
financières directes vont diminuer tandis que les possibilités d'économies
fiscales et sociales prendront le relais », annonce Thomas Fanning. Fera-t-on
mieux que les 10 % d'impôt sur les bénéfices des sociétés déjà en cours ?
S'orientera-t-on vers un système du type de la "tax ruling" des Pays-Bas, qui
consiste à négocier avec les autorités un taux d'imposition "personnalisé" par
projet ? Une évolution motivée par le souci de favoriser la rentabilité à long
terme des projets.
Maximiser la valeur ajoutée du centre
Les entreprises, elles, cherchent aussi à en maximiser la
valeur ajoutée. « Je pense qu'il faut sortir d'une logique minimaliste qui
consiste à s'arranger, notamment par un choix de localisation, pour que son
centre d'appels coûte le moins cher possible », s'oppose Jean-Alain Jutteau,
senior vice president de TSC Europe. Le but est plutôt de maximiser leur
capacité à créer de la valeur en investissant dans des schémas d'organisation
qui privilégient une interaction, une proximité permanente avec l'entreprise. «
Une délocalisation doit tenir compte d'une réalité d'entreprise et se
positionner dans une chaîne de vente », poursuit le vice-président de
Téléperformance. Si l'on souhaite faire du service client relativement simple
(type réservation de billets) ou du support technique, il est possible d'opter
pour une stratégie de centralisation en délocalisant par grande région du
monde. « Il faut aussi se poser la question des coûts cachés de l'outsourcing
total, d'une filiale qui sera déconnectée de l'entreprise », nuance Frédéric
Jurain. En amont, préparer des équipes et des procédures de France exige de
programmer une phase d'organisation et d'accompagnement de la nouvelle
structure. Même si c'est pour la bonne cause (réduire les coûts... en
maintenant le niveau de service). « Il a fallu transférer des savoir-faire
spécifiques au marché français, reconnaît Antoine Dumas, responsable des
opérations du télécentre IBM Direct, en charge de la migration du service
client français vers l'Irlande, à Greenock. Il y a toujours une phase de montée
en charge où doivent se faire des ajustements pour retrouver le niveau de
qualité atteint en France car nous sommes repartis avec une équipe totalement
nouvelle de dix-sept personnes qu'il a fallu former. » Durée de l'ajustement :
deux à trois mois. La majorité du personnel a été recruté dans l'Hexagone...
car, ici comme en Irlande, les ressources locales s'amenuisent à mesure que le
nombre de positions se multiplient sur le territoire écossais. « Dans une
démarche de vente ou d'avant-vente, il est nécessaire de rester proche du
terrain », conseille Christophe Allard. La distribution, par exemple, de
produits high-tech à des entreprises doit forcément être adaptée aux
particularités du marché couvert. Ce qui suppose une proximité des équipes de
vente. La technologie (notamment les VPN's, "virtual private networks") permet
aujourd'hui de gérer des structures en réseau constitués de centres à taille
humaine. Et c'est d'ailleurs l'élément qui vient définitivement relativiser
l'enjeu d'une localisation centralisée. « Grâce aux services offerts par des
consortiums tels que Global One, Concert, ATT Unisource, on bénéficie de
réseaux intelligents privés qui offrent une très grande souplesse dans
l'orientation des appels, avec des possibilités de renvoi vers un autre centre
en cas de débordement », observe Christophe Allard. Une possibilité
technologique qui permet - enfin - de concilier qualité et productivité à un
haut niveau en concevant des architectures à dimensions variables : par
exemple, un gros centre paneuropéen pour l'essentiel des demandes de support
client et des "satellites" dans les pays, ouverts sur des horaires plus
réduits. De surcroît, le prix des télécommunications est inférieur de 20 % à
celui d'un acheminement par les voies normales.
Mercedes France rejoint le CAC de Maastricht
Ouvert à Maastricht en octobre 1998, le centre paneuropéen d'assistance clientèle du constructeur automobile Mercedes monte progressivement en puissance. Après l'intégration des équipes néerlandaises, allemandes, britanniques et italiennes, c'est au tour des francophones de s'installer dans le bâtiment flambant neuf. Au terme de trois mois de formation, les équipes francophones devraient être opérationnelles dès le 1er mars 99 pour l'activité assistance, et le 1er mai pour le service relations clientèle (30 téléopérateurs). Equipé d'un autocommutateur Lucent avec couplage CTI et ACD, celui-ci devrait compter 500 salariés début 2000. Ses missions ? La première consiste à assister et dépanner 24 heures sur 24. Les opérateurs chargés de l'assistance disposeront d'un système de "map guide" qui leur permettra de localiser les automobilistes en panne et de les rapprocher en direct du concessionnaire le plus proche (ils ont tous été intégrés à la base de données). La seconde vocation du CAC est de traiter toutes les autres relations clientèle, du cycle qui court de la prospection à la fidélisation. « Nous avons d'abord hésité entre l'Irlande et la Hollande, mais avons opté pour la seconde en raison de ses capacités en ressources humaines multilingues », se souvient Marie-Laure Minnaert, coordinatrice CAC ("customer assistance center") Mercedes France. La firme allemande a ensuite comparé Amsterdam et Maastricht. Le coût de l'immobilier a finalement fait pencher la balance du côté de la seconde, pourtant plus petite et moins bien desservie. Et peut-être moins attractive pour des expatriés. « Oui, mais sa position géographique est plus centrale et le Maastrichien parle facilement l'allemand, le français et l'anglais », justifie-t-elle. Mêmes exigences pour les Français recrutés qui devaient être au moins trilingues, flexibilité oblige. 90 % des personnes de l'équipe francophone (45 membres d'origine française, belge luxembourgeoise...) ont été recrutées sur place par l'agence d'intérim Randstadt. « Après une période de trois mois de formation du 1er décembre au 1er mars 99, les téléconseillers assistance débutent une période d'essai de six mois toujours en intérim. Au terme de ces neuf mois, ils passent en CDI », souligne Henri Paccalin, adjoint à la direction centrale des RH de Mercedes France. Salaire moyen : 100-120 KF par an (hors variable). Mais un expatrié coûte environ 15 % plus cher par an.