« Taylor n'est pas mort »
«En découvrant ce monde en pleine expansion, je me disais que Taylor n'est
pas mort. Nous retrouvons en effet les trois ingrédients des organisations
tayloristes : travail répétitif, souci du rendement, basses rémunérations. »
Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT, n'est pas tendre avec le monde
des centres d'appels. Il faut dire que les conclusions de l'enquête menée par
la confédération syndicale auprès de 3 500 salariés travaillant sur les
services clients d'une trentaine d'entreprises ne sont pas des plus
enthousiasmantes. On posera d'emblée un bémol à la représentativité de cette
enquête. Car si, pour Nicole Notat, « un échantillon de 3 500 salariés, c'est
représentatif de la profession », la méthode même de collecte vient directement
objecter cette assurance. Rédigé par des membres de la CFDT, le questionnaire
servant de socle à l'enquête a également été distribué au sein des entreprises
par des adhérents de la confédération. Pas plus qu'on ne prendrait pour argent
comptant un sondage mené par un parti politique à la veille d'une échéance
électorale, l'étude de la CFDT n'a valeur de sondage. Et, si l'on peut de fait
établir des projections à partir de l'échantillon, cette adéquation avec la
réalité du marché n'est pas méthodologique. « Notre but n'était pas de faire un
sondage. Il se trouve que nous collons avec le marché et nous en sommes très
contents », reconnaît Martine Zuber, de la fédération Communication et Culture
de la CFDT. Fin du bémol. Un an après avoir initié un mouvement d'enquête au
sein des call centers (voir Centres d'Appels n° 15, p. 34), la CFDT poursuit
son travail. Dont nous rendons ici largement compte, car cette enquête a le
mérite d'exister et qu'il est rare que les salariés des centres d'appels
s'expriment de la sorte.
Une population aux deux-tiers féminine
L'ampleur de l'échantillon a permis de dessiner quelques
grands traits de la population salariée des services clients en France. Des
grands traits qui viennent bien souvent confirmer ce que l'on connaît déjà,
notamment sur le profil des téléconseillers, qualifiés par Nicole Notat «
d'ouvriers contemporains des téléservices ». Ainsi, 68 % des personnes
interrogées sont des femmes et près de 50 % ont moins de 30 ans. Les plus de 40
ans ne réunissant pas 30 % des personnes interrogées. La jeunesse des agents
explique que 11 % d'entre eux vivent encore chez leurs parents et que 60 %
n'ont pas d'enfants (chez les moins de 25 ans, ces ratios respectifs se portent
à 33 % et 92 %). Par-delà cette confirmation de données régulièrement
constatées, des différences apparaissent lorsque l'on identifie le type
d'employeur. Exemple : les plates-formes de France Télécom rassemblent des
effectifs à plus forte représentation masculine et pour moitié dans une tranche
d'âge 40-50 ans. Ce qui reflète le profil salarial de l'entreprise. Le niveau
d'études est relativement élevé puisque 25 % des salariés sont titulaires d'un
bac + 2. Seulement 19 % ont arrêté leur scolarité avant le bac. Mais l'enquête
de la CFDT confirme que le niveau des rémunération ne suit pas le niveau de
recrutement. Les salaires restent - très - faibles au sein de cette activité
des centres d'appels. La courbe moyenne des salaires se concentre assez
nettement dans la fourchette des 914/1 219 euros (6 0008 000 francs) pour les
salariés à plein temps. Là aussi, des différences sensibles existent. Si les
rémunérations chez France Télécom tournent autour de 1 372 euros (9 000
francs), elles restent très basses chez les outsourcers, décidément mauvais
payeurs. 45 % des agents travaillant chez des prestataires de service sont
payés entre 762 et 914 euros (5 000 et 6 000 francs), contre 16 % dans les
centres internalisés et, moindre surprise, 0 % chez France Télécom. A noter :
les rémunérations à plus de 1 524 euros (10 000 francs) sont rarissimes chez
les outsourcers (3 %) et encore peu fréquentes (8 %) sur les plateaux gérés en
interne. Si l'on excepte le petit quart (23 %) de l'échantillon qui bénéficie
d'horaires stables (ne bougeant pas d'un jour ou d'une semaine à l'autre), les
plages de travail des agents de centres d'appels sont assez "atypiques" au
regard des pratiques françaises : 73,5 % des personnes interrogées travaillent
le samedi, 24 % le dimanche et 29 % en horaires décalés (zig-zag des temps de
présence durant la semaine). 19 % des salariés sont à temps partiel (14 % à
temps partiel choisi). Le travail de nuit (22 h - 6 h) concerne 5,5 % de
l'échantillon.
Premier symptôme pathologique déclaré : le stress
Une fois ces premiers constats arrêtés, l'analyse des
résultats de l'enquête a conduit les rapporteurs de la confédération syndicale
à axer la restitution des données en trois directions thématiques : la santé au
travail, la question des compétences et des qualifications, les modes de
surveillance. « Le champ du cahier revendicatif est assez facile à deviner,
remarque Nicole Notat, pour commenter les résultats de cette enquête :
amélioration des conditions de travail, reconnaissance des compétences, respect
des droits et des libertés. » Le bilan dressé quant aux conditions de travail
et à leurs incidences directes sur la santé des personnels n'est pas des plus
encourageants. Premier symptôme pathologique dénoncé, le stress concerne 48 %
des personnes interrogées (tous âges confondus). Le facteur causal le plus
souvent avancé étant la difficulté rencontrée dans l'articulation des sphères
professionnelle et privée. 50 % des personnes souffrant de manifestations liées
à l'anxiété affirment que leurs horaires de travail perturbent leur vie privée.
Les troubles visuels et auditifs touchent 16 % de l'échantillon, les fréquentes
fatigues 8 % et les maux du dos et des membres 6 %. Les enquêteurs concluant à
un lien de causalité très net entre les problèmes respiratoires et les
dispositifs de climatisation, ainsi qu'entre les maux de dos et les équipements
mal adaptés. Lorsqu'ils sont soumis à un flux continu d'appels entrants, 56 %
des agents disent rencontrer des problèmes de santé. Ce ratio diminue à 41 %
chez les salariés qui bénéficient d'une certaine maîtrise quant à la
production. Enfin, la nature des relations avec l'encadrement peut influer plus
ou moins sur la manière dont les agents des centres d'appels vont ressentir
leur travail : 65 à 70 % des salariés éprouvant des difficultés dans leur
rapport à la hiérarchie déclarent rencontrer des problèmes de santé. De manière
générale, il est intéressant de constater que le lien est inversement
proportionnel entre la marge d'initiative et l'existence déclarée de soucis de
santé. 61 % des personnes sans aucune liberté d'initiative affirment souffrir
de manifestations pathologiques, contre "seulement" 37 % de celles qui
déclarent bénéficier d'une marge d'autonomie. L'enquête de la CFDT souffre
manifestement d'avoir été élaborée dans sa trame par des personnes non
familières à l'univers des centres d'appels, à ses modes d'organisation, à ses
typologies de métier. De la synthèse de cette étude émergent seulement quatre
fonctions ou qualifications de postes : téléconseiller (17,5 % des personnes
interrogées), téléopérateur (20 %), conseiller clientèle (19,5 %) et chargé de
clientèle (20,5 %). Un manque de précision qui altère forcément la finesse des
conclusions de ce travail. Les rapporteurs devant se contenter de constats
pauvres en enseignements : comme le fait que les téléconseillers sont plus
largement représentés chez France Télécom (30 %) et que les téléopérateurs sont
majoritaires, relativement, chez les outsourcers. On saura tout au plus
qu'entre 55 et 65 % des téléconseillers, téléopérateurs et conseillers
clientèle pratiquent de la vente et que 69,3 % des chargés de clientèle
réalisent des prestations de renseignement. Et que les salariés à niveau égal
ou supérieur à bac + 2 ont un peu plus de chances de travailler comme chargés
de clientèle.
Une qualification dictée par l'organisation plus que par la reconnaissance
L'enquête souligne qu'il est difficile
d'identifier des liens significatifs entre les qualifications de postes et les
niveaux de rémunération. Certes, on trouvera plus de téléopérateurs dans la
tranche 762 - 914 E (5 à 6 000 F), plus de chargés de clientèle entre 914 et 1
067 E (6 000 et 7 000 F) et plus de conseillers de clientèle entre 1 067 et 1
219 E (7 000 et 8 000 F). Mais les véritables distinctions salariales sont
sensiblement plus liées à l'employeur qu'à la fonction. Ce qui renforce l'idée
que la qualification des postes, au sein de cette activité des centres
d'appels, est plus affaire d'organisation que de reconnaissance. Qu'elle sert
davantage les besoins des employeurs que les intérêts des salariés. 65 % des
personnes interrogées estimant leurs compétences sous-exploitées jugent leur
travail répétitif et monotone. Un ratio qui grimpe à 73 % dans les centres
d'appels externalisés ! Ce qui laisse supposer que l'exploitation des
compétences est une denrée plus rare encore chez les outsourcers. Par ailleurs,
l'absence de perspectives professionnelles est ressentie de manière plus
flagrante par les salariés qui regrettent une sous-utilisation de leurs
compétences. 33 % des agents jugeant ces compétences bien utilisées ou
utilisées en partie, envisagent de rester à long terme.
Des salariés difficilement fidélisables
Le niveau d'études influe
fortement sur la perception qu'ont les agents de leur avenir dans les métiers
du service clients. 45 % des titulaires du brevet des collèges envisagent ainsi
leur poste sur le long terme, contre seulement 15,4 % des salariés titulaires
d'un bac + 2 à + 4. Quant aux bac + 4 et plus, ils ne sont que 1,4 % à
envisager de travailler longtemps sur un centre d'appels. Pour 36 % d'entre
eux, ils ont déjà défini un projet personnel hors du call center, et 27,7 %
cherchent un emploi afin de pouvoir quitter le centre d'appels dès que
possible. De quoi faire réfléchir les employeurs qui continuent de rechercher
des collaborateurs à bac + 2. A partir de ce niveau d'études, moins de 10 % des
salariés en poste sur les call centers ne souhaitent pas rester. Si l'on en
croit la CFDT (et, par-delà les limites formelles d'une étude qui n'épouse pas
les strictes règles du sondage, on peut tout au moins considérer les résultats
de cette enquête comme une référence indicative de grand intérêt), pas la peine
de se voiler la face : la population a priori recherchée par les centres
d'appels est proprement "infidélisable". Dès lors, de deux choses l'une : ou
bien les employeurs recrutent à niveau moindre que bac et a fortiori bac + 2,
ou bien ils revoient radicalement leur manière d'accueillir, de considérer, de
rémunérer et de faire évoluer les personnels sur les plates-formes (ce qui est
aujourd'hui le cas sur de nombreux plateaux gérés en interne). Deux directions
délicates, voire périlleuses pour la pérennité de bien des structures. Ou
alors, on se résout à gérer un important turn-over. Mais alors, il faut
abandonner les litanies pontifiantes autour du "téléconseiller qui exerce un
métier à part entière". Après avoir dressé un certain nombre de constats autour
de la santé et de la gestion des compétences sur les centres d'appels, les
enquêteurs de la CFDT se sont arrêtés sur un thème central de revendication
pour une confédération syndicale : les écoutes téléphoniques. Présentées avant
tout comme un outil de formation par les managers de centres d'appels, les
écoutes ne sont pas vécues de manière si positive par les salariés interrogés
par la CFDT. Si la pratique des écoutes est très généralisée (79 % de
l'échantillon déclarent en faire l'objet), les fréquences en sont assez
variables. 9 % des agents déclarent être écoutés tous les jours, 5 % toutes les
semaines et 24 % tous les quinze jours, voire tous les mois. La pratique des
écoutes quotidiennes étant beaucoup plus affirmée chez les outsourcers : 33 %
des salariés en centres externalisés disent être écoutés tous les jours. Mais
l'enseignement le plus intéressant de cette étude concerne la faible
transparence de cette pratique. 41 % des personnes interrogées disent en effet
faire l'objet d'écoutes mais sans en connaître la fréquence. Par ailleurs, 40 %
agents écoutés tous les jours et 48 % de ceux l'étant chaque semaine ne savent
pas s'ils sont enregistrés. En fait, il semblerait que plus les écoutes sont
fréquentes, plus l'opacité règne. Près de la moitié des salariés en situation
d'être écoutés tous les 15 jours ou tous les mois déclarent ne pas faire
l'objet d'enregistrements. Les séances de debriefing sont plutôt appréciées :
60 % des agents qui y ont participé disent les trouver intéressantes. Il n'en
demeure pas moins qu'ils sont 25 % à se sentir jugés et à mal vivre ces
entretiens. Si la CFDT s'intéresse de la sorte aux centres d'appels, c'est bien
évidemment avec une intention de prosélytisme. Population jeune au sein d'une
activité récente dans un pays où la syndicalisation est très faible, le
salariat des call centers est fort peu syndicalisé. Et si la CFDT dit fédérer
quelque 20 % des personnels chez France Télécom, sa pénétration est loin d'être
partout si flagrante. « Les salariés des centres d'appels n'ont pas d'histoire
et de tradition politique. Et ils sont réellement en attente de quelque chose.
Ils sont sensibles à l'attention qu'on leur porte, nous le voyons bien. Ils ont
besoin du syndicat comme le syndicat a besoin d'eux », insiste Nicole Notat.
Méthodologie
Initiée en 2001 par trois fédérations CFDT (communication et culture, fédération des services, fédération des postes et télécoms), l'enquête s'est poursuivie durant plusieurs mois pour être finalement menée auprès de 3 500 salariés dans 30 types de centres d'appels. Entreprises approchées : Cegetel, Noos, Canal +, NC Numéricâble, TPS, Générale des Eaux, 3 Suisses, La Redoute, Sage, Informatique CDC, Timing, Atos, Multilignes Conseil, Convergys, Transcom, Allô Télécom, Intra Call Center, Coriolis, Kertel, France Télécom, La Poste. L'échantillon est issu à 24 % de plates-formes développées au sein du groupe France Télécom, à 21 % de plateaux en outsourcing et à 55 % de call centers internalisés. « Il convient de souligner que, dans une majorité de situations, les enquêteurs n'ont pas rencontré de difficultés de la part des directions d'entreprises lors de la remise des questionnaires », concèdent les rapporteurs de la CFDT.
Sur-diplômés, sous-estimés, mal payés
« Nous assistons à un phénomène qui existe dans d'autres secteurs, comme la distribution ou l'hôtellerie : une surqualification des personnes sur des emplois dont la professionnalisation n'est pas reconnue », avance Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT. Qui sont les bac + 2 et plus travaillant sur les centres d'appels ? Ils sont surreprésentés chez les plus jeunes des salariés de centres d'appels : 86 % ont moins de 35 ans (contre 62 % tous niveaux de diplôme confondus), 50 % ont entre 25 et 29 ans (contre 29,5 %). Ils travaillent plutôt dans les entreprises privées approchées par les enquêteurs. Seulement 8 % d'entre eux travaillent chez France Télécom (contre 24 % pour l'ensemble de l'échantillon). Ils sont plus souvent chargés de clientèle : 35,6 % contre 20,5 % de l'ensemble de la population sondée. Et - c'est sans doute l'enseignement le plus intéressant - 53,7 % évoluent dans une fourchette salariale allant de 914 à 1 219 E mensuels (6 000 à 8 000 francs). Ce qui témoigne de la faible prise en compte du niveau de recrutement dans les politiques salariales. Mais ils ne sont pas seulement mal payés. Leurs compétences sont, selon eux, sous-exploitées. 45,2 % d'entre eux affirment qu'elles ne sont utilisées qu'en partie et 32,8 % qu'elles le sont trop peu. Ils soulignent à 32 % (contre 24 % pour l'ensemble de l'échantillon) que c'est l'absence de perspectives professionnelles qu'ils vivent le plus mal. Et seulement 16,7 % d'entre eux envisagent d'exercer leur travail sur le terme (26 % pour la totalité des personnes interrogées).