« Le coeur du service clients, c'est l'humain, pas la technologie »
Quel regard portez-vous sur les conditions de travail en centres d'appels ?
Il faut d'abord distinguer les conditions de
travail qui ont trait au lieu et celles qui ont trait à l'organisation même du
travail. Sur le lieu, les problèmes sont connus - exiguïté, bruit,
climatisation, éclairage - et on sait comment les traiter. En revanche, les
conditions de travail liées à l'organisation posent des problèmes spécifiques.
Elles peuvent créer une véritable souffrance psychique et morale chez les
salariés. Cette souffrance génère des problèmes psychosomatiques et de santé
physique. Je distingue deux problèmes majeurs : les consignes contradictoires
données aux salariés, que l'on appelle "double contrainte" en psychologie, et
les outils de surveillance.
Quelles sont les incidences des outils de surveillance sur la santé des téléacteurs ?
Ils réduisent la
marge de manoeuvre du téléacteur. Ils lui donnent l'impression d'être en
permanence sur la brèche sans avoir forcément les moyens de réagir. C'est la
définition même du stress, qui est une réaction non spécifique face à une
agression potentielle. Les effets sont connus : hypertension artérielle,
troubles du sommeil, dépression et autres maladies psychiques pouvant aller
jusqu'au suicide. Une étude anglaise [Union Network International (UNI), NDLR]
a montré que les troubles mentaux en centres d'appels sont deux fois supérieurs
à ceux que l'on observe dans le reste de la population active. Ce chiffre
s'interprète de trois façons possibles. Soit les centres d'appels rendent
"fous". Soit, le métier étant pénible, seules les personnes "folles" le
supportent. Soit les seules personnes qui restent sont celles qui ne peuvent
pas aller ailleurs.
Votre vision n'est-elle pas un peu extrémiste ?
Ma vision montre jusqu'où peut aller la mauvaise utilisation des
outils de surveillance. Elle peut servir à des managers friands de harcèlement
moral. Elle peut servir dans une logique d'exploitation maximale. Heureusement,
dans de nombreux cas, nous n'en sommes pas réduits à de telles extrémités. Ces
outils de surveillance, s'ils sont utilisés à bon escient, concourent à une
bonne réalisation de l'activité.
Dans votre livre, vous faites souvent référence au stress engendré par cette activité. Existe-t-il plusieurs niveaux et typologies de stress en centres d'appels ?
Le stress
dépend de chaque individu. Il faut le lier avec le profil psychologique de la
personne. Il existe par ailleurs des situations qui sont intrinsèquement
stressantes. Ce sont celles où l'on vous demande de faire quelque chose sans
vous en donner les moyens. Le stress est fréquent et normal dans le travail. Ce
qui n'est pas normal, c'est de ne pas pouvoir décompresser de temps en temps et
quand c'est nécessaire. Les centres d'appels ne le permettent pas toujours. Le
stress permanent est sans doute celui qui est le plus difficile à vivre. Il est
très grave. Une particularité du stress en centre d'appels est qu'il concerne
le temps immatériel.
C'est-à-dire ?
Quand vous êtes
médecin aux urgences, vous avez un stress qui est lié à la survie du patient.
Quand vous êtes contrôleur aérien, votre stress, c'est d'éviter les collisions
entre avions. Quand vous êtes téléacteur, votre stress, c'est d'éviter de
perdre du temps. Et cela est immatériel. Autant pour les deux premiers
exemples, le stress a du sens, autant pour le téléacteur, le stress est lié à
un contresens puisque la limitation de temps va généralement à l'encontre de la
qualité et du service clients. C'est un type de stress tout à fait particulier
et difficile à supporter.
Finalement, vous semblez dire que personne ne peut s'épanouir dans ce travail ?
Un téléacteur peut
s'épanouir dans ce travail si on lui en donne les moyens. Aider quelqu'un au
téléphone est une activité noble avec un but respectable, si l'on peut bien
faire ce travail. Mais peut-on bien le faire ? Si on vous explique que vous
devez le faire en moins de 90 secondes, si on vous donne des consignes pour
vous débarrasser du client, si vous savez que vous ne pouvez pas résoudre un
incident en 90 secondes ou si on vous enjoint de vendre de force un produit
dont vous savez qu'il ne convient pas au clien... On ne peut pas s'épanouir si
cela entre en contradiction avec l'esprit même du service.
Qu'implique cette contradiction chez
le téléacteur ?
Cette contradiction est connue sous le terme
"d'injonction paradoxale" ou "double bind" en anglais. Elle induit d'abord une
souffrance morale, puis une impression d'être dépourvue de moyens d'action et
enfin une dépression ou un désinvestissement quand on se rend compte que l'on
ne peut rien faire. Ce qui ouvre la voie aux autres pathologies associées à la
dépression : insomnie, hypertension, ulcère...
Quelles recommandations pouvez-vous faire pour éviter ce type de problèmes ?
Il me semble important d'organiser régulièrement des réunions de
régulation avec les téléacteurs. A la fois pour exprimer collectivement un
certain nombre de problèmes individuels, mais aussi pour permettre de trouver,
avec eux, les meilleures réponses aux demandes des clients, les meilleures
phrases de script ou encore les meilleurs protocoles. Car, en fait, qui connaît
le mieux le client ? Est-ce le dirigeant en haut de la pyramide qui observe des
indicateurs sous forme de courbes ou bien est-ce le téléacteur qui a le client
en ligne ? Quand on dit que le téléacteur est la personne la plus importante du
centre d'appels parce que c'est elle qui véhicule l'image de l'entreprise, il
faut rappeler aussi que c'est elle qui connaît le mieux le client. C'est cette
connaissance qui doit être exploitée en interne dans des sortes de cercles de
qualité client.
La formation peut-elle être utile sur le plan psychologique ?
La formation est en effet un élément essentiel
pour aider le téléacteur à ne pas prendre personnellement en plein visage
l'agressivité du client. Je crois que c'est un métier dans lequel il faut
savoir se "blinder". Parfois, on ne peut pas aider immédiatement le client. La
formation doit donc apprendre à dédramatiser les situations.
Quel est l'impact de la technologie des centres d'appels sur le travail des téléacteurs ?
Pour le téléacteur débutant, la technologie peut
être vécu comme un support de cadrage du message et de conduite de l'entretien
avec les éléments de la durée. Mais, pour un téléacteur expérimenté, la
technologie joue plutôt négativement. Car, si l'on pousse un salarié à parler
comme une machine, le client va alors se sentir traité comme une machine. La
technologie des centres d'appels, ne nous leurrons pas, est poussée par les
intérêts commerciaux et les fantasmes technologiques des éditeurs de logiciels
qui ont vu s'ouvrir un marché porteur. Mais le coeur du service clients, c'est
l'humain. Pas la technologie.
La logique de rentabilité qui guide ce type d'activité est-elle compatible avec le bien-être des téléacteurs ?
La logique du profit à long terme est compatible avec le
bien-être des salariés. Celle du court terme ne l'est pas. Tout simplement
parce que lorsque l'on fait de la vente en "one shot", on exécute du travail à
la chaîne. Alors que si l'on cherche à fidéliser un client dans la durée, on
lui offrira un service de qualité avec des téléacteurs bien formés qui
resteront longtemps dans le centre d'appels. Et dans ce cas là, forcément, le
profit à long terme qui est lié à la qualité de service passe par de bonnes
conditions de travail pour les téléacteurs. * Editions de l'Anact. Juin 2002
Biographie
Jean-Baptiste Stuchlik est consultant pour le Groupe d'Etudes Sociales Techniques et Economiques (Geste). Il est également professeur associé à l'Université Jean Monnet (Paris XI) où il enseigne la gestion. Ingénieur diplômé de Polytechnique, il a complété sa formation initiale par un Doctorat au Centre de Gestion de l'Ecole Polytechnique. Enfin, il possède un DESS en psychologie sociale clinique (Paris VII).