"La génération Alpha met l'expérience et l'émotion au coeur de sa consommation"
Publié par Marie-Juliette Levin le - mis à jour à
Interview de Wided Batat, docteur et professeur-chercheur en marketing, fondatrice de B&C Consulting Group / auteure de Les nouvelles youth cultures
Les marques doivent prendre le temps d'étudier les jeunes en profondeur dans leur culture de consommation et non pas dans leur tranche d'âge. Cette segmentation n'est plus valide car elle engendre de la myopie segmentationnelle. Dans mon livre, je préfère parler de " Segmenculture ". Il faut remettre en question les outils et les pratiques des directions marketing. D'autres outils permettent de passer d'une approche " Top down " (la marque définit un segment et propose un produit pour ce segment) à une approche par groupe et culture de consommation juvénile.
Quelle est votre définition de la génération Alpha?
Elle ne s'arrête pas à la date de naissance. Elle se regroupe autour de certaines caractéristiques. Ces jeunes sont nés dans le numérique avec un accès immense aux connaissances. Leur potentiel créatif est immense et leurs connaissances techniques très pointues. Ils explorent sur le web en exploitant les différents devices. Mais ils sont aussi nés dans un contexte d'insécurité et de crise économique qui génère une anxiété transmise par leurs parents.
En quoi la jeune génération a modifié notre vision du marketing?
Ce qu'ils jugent dans une publicité pour un produit, c'est la créativité de la marque. Est-ce que la marque est cool et parle mon langage? C'est un critère de jugement sur la sympathie et la proximité qu'elle peut susciter. Les jeunes consommateurs soutiennent une marque, si elle est transparente dans sa communication et si elle instaure une sorte de connivence. Pour eux, la consommation est un signe d'expression personnelle. Une façon de dire: "Je fais partie d'un groupe". Dans cette nouvelle génération née après 2010, apparaissent deux segments, l'enfanlescent et l'adonaissant. Le premier veut être rassuré, le second, compris. Aux marques d'agir en conséquence.
Qui seront ces consommateurs de demain?
Ils consomment de manière paradoxale. Ils sont capables d'acheter un produit de luxe et une contrefaçon; d'acheter un disque et de télécharger de la musique illégalement... Ils affichent plusieurs identités qui se superposent et qui évoluent dans la temporalité. L'identité du jeune est comme un millefeuille.
Et puis, la troisième dimension est liée à l'extension phygitale de leur consommation: un pied dans le réel et un pied dans le virtuel. Ils veulent vivre la même expérience de marque sur le net et en boutique. En magasin, le jeune doit se sentir comme chez lui pour revenir avec des amis.
Quelles sont leurs attentes en termes de relation client?
Ils veulent être valorisés et rassurés à travers la prise en compte de leurs spécificités. Ce sont des éléments très difficiles à réunir pour une marque, car c'est une dimension humaine portée par un autre être humain, comme le personnel ou celui qui délivre l'expérience pas toujours formé pour être dans l'empathie avec le jeune client. On va tellement le comprendre que la marque va lui apporter une solution. Il faut proposer des alternatives créatives.
La marque doit tout faire pour les satisfaire. Pour cette génération, c'est une évidence. La marque doit être performante. À partir du moment où ils font confiance à une marque, ils se considèrent comme un membre de la famille, un allié. Ils ont une approche émotionnelle de la marque -leur meilleure amie- et non rationnelle. Du coup, toute déception est amplifiée. Une fake news concernant la marque sur les réseaux sociaux peut les déstabiliser et il se sentent trahis.
Quelle est la place des nouvelles technologies dans le rapport entre les marques et ces futurs consommateurs?
Les "Alpha" ont une approche émotionnelle de la marque et non rationnelle.
Les technologies doivent permettre de dépasser l'aspect fonctionnel et social pour offrir une dimension plus expérientielle, créative et immersive grâce par exemple à la réalité augmentée. Comment passer de l'aspect efficace à l'aspect émotionnel.
Par exemple, un restaurant "Le petit chef" propose aux clients qui attendent leur plat de mettre en scène la fabrication de celui-ci via un petit film diffusé dans leur assiette (VISU). Pour les enfants, un personnage fabrique la glace commandée avant qu'elle n'arrive réellement dans l'assiette . Un scénario humoristique et éducatif permet au jeune public de découvrir comment le dessert est fabriqué. Voilà un usage pertinent de la technologie qui doit surprendre les jeunes. Les objets connectés ont leur rôle à jouer dans cet objectif.
Les chatbots vont-ils, selon vous, envahir les centres d'appels demain?
Ils sont de plus en plus performants grâce à l'enrichissement de la data avec des réponses toujours plus perspicaces. Mais le défi maintenant est de les humaniser pour les rendre indispensables. La marque doit absolument, face à ce jeune public, à un moment de la
relation, proposer un contact humain, plus chaleureux donc rassurant.
Cette génération est-elle plus confiante ou méfiante envers l'usage de la data?
Il faut les éduquer à l'usage des données. Ils sont naturellement méfiants, mais ils recherchent une popularité sur le web et donc vont devoir s'exposer. Ils adorent poster leurs vidéos sur Youtube, par exemple. L'usage de la data devrait être une matière enseignée dans les écoles. Et au-delà, cela doit être un échange inter-générationnel.
Selon vous, l'essor des influenceurs de marques sur les réseaux sociaux va t-il se poursuivre?
Un jeune est toujours à la recherche d'une référence, d'un modèle. Les youtubeurs apportent cette proximité à condition qu'ils restent authentiques.
Quel sera le Facebook de la génération Alpha?
Je pense que de nouveaux réseaux vont émerger qui seront peut-être entièrement alimentés par la vidéo ou la photo. Je pense que ce seront des réseaux qui vont organiser des rencontres dans la vie réelle, créer des événements fédérateurs plus spécifiques aux cultures juvéniles, comme la Khan Academy avec une approche ludo-éducative.
Dans votre ouvrage, vous faites une différence entre le storytelling et le storydoing. Quelle est-elle?
Dans le contexte du storytelling, les marques racontent leur histoire soit autour du fondateur, soit autour de certaines valeurs en recherchant l'authenticité. Mais le consommateur reste passif, il ne s'implique pas. À lui de s'identifier à un de ces éléments. Dans le storydoing, la marque fait vivre ses histoires à travers des actions tangibles, comme par exemple Nescafé. En Italie, la marque a eu l'idée de créer un banc qui se rétracte petit à petit lorsque deux personnes sont assises dessus, pour créer un sentiment de proximité et les inciter à se rencontrer et à discuter. Baptisée "The Hello Bench", la campagne met en action des consommateurs illustrant le slogan de la marque: Nescafé rapproche les gens!
Pour aller plus loin
Enquête : les Alpha, une génération à ré-enchanter.